Sa grand-mère vivait encore. Mon mari avait comme saturé la maison des idées et des coutumes du vingtième siècle ; tout cela était contre le goût de sa grand-mère : mais elle l’avait supporté sans se plaindre ; et elle aurait supporté aussi que la belle-fille7 de la maison du Rajah sortît de sa réclusion. Elle y était même préparée. Mais il me semblait qu’il ne fallait pas la peiner pour si peu. J’ai lu dans des livres qu’on nous appelle des oiseaux en cage. Je ne puis pas parler pour les autres ; mais, quant à moi, j’avais tant de choses dans ma cage qu’elle me paraissait plus grande que l’Univers. Du moins c’est ainsi que j’en jugeais alors.
La grand-mère, dans sa vieillesse, s’était prise à m’aimer beaucoup. Au fond de sa tendresse il y avait cette idée que, avec l’aide des astres qui me favorisaient, j’avais su m’attacher l’amour de mon mari. Les hommes n’étaient-ils pas enclins à plonger dans l’abîme ? Les autres Ranis, toutes belles qu’elles étaient, n’avaient pas empêché leurs maris de s’enfoncer dans le gouffre brûlant qui les avait consumés. Elle s’imaginait que j’avais été le moyen d’éteindre ce feu, si mortel aux hommes de la famille. Ainsi elle me gardait dans l’abri de son cœur et tremblait dès que j’étais malade.
Elle n’aimait pas les robes et les parures que mon mari rapportait des boutiques européennes pour m’en revêtir. Mais elle se disait :
— Il faut bien que les hommes aient quelque manie absurde et coûteuse. Rien ne sert de vouloir arrêter ces prodigues ; trop heureux s’ils ne vont pas jusqu’à la ruine. Si mon Nikhil n’avait pas été occupé à costumer sa femme, Dieu sait pour qui il aurait dépensé son argent !
Et ainsi, quand je recevais quelque nouvelle robe, elle faisait venir mon mari et s’en réjouissait avec lui.
Mais il advint que ce fut son goût qui changea. Elle subit si fortement l’influence des temps modernes qu’elle ne voulut plus laisser passer ses soirées sans que je lui racontasse des histoires tirées de livres anglais.
Après la mort de sa grand-mère, mon mari me demanda d’aller vivre avec lui à Calcutta, mais je ne pus m’y résoudre. N’était-ce pas ici notre maison, que sa grand-mère avait soignée et gardée à travers tous ses malheurs et toutes ses épreuves ? Ne serais-je pas maudite si je l’abandonnais pour m’en aller en ville ? Ce fut la pensée qui me retint tandis que sa place vide me contemplait avec reproche. Cette noble dame était entrée dans la maison à l’âge de huit ans ; elle était morte dans sa soixante-dix-neuvième année. Elle n’avait pas eu une vie heureuse. La destinée, qui avait jeté flèche après flèche à son cœur, n’avait pu qu’attiser davantage la flamme immortelle qu’il contenait. Cette grande maison était sanctifiée par ses larmes. Qu’aurais-je fait au loin, dans la poussière de Calcutta ?
Mon mari pensait que l’occasion serait bonne pour donner à ma belle-sœur le plaisir de gouverner la maison. Et c’est précisément ce que je ne pouvais admettre. Elle m’avait tourmentée de son mieux ; elle voyait avec rage le bonheur de mon mari ; fallait-il donc l’en récompenser ? Et qu’arriverait-il le jour où nous reviendrions ? Retrouverais-je ma place à la tête de la maison ?
— Mais que vous importe cette place ? disait mon mari. N’y a-t-il rien de plus précieux dans la vie ?
Les hommes ne comprendront jamais ces choses-là. Ils ont des nids au-dehors ; ils ne savent pas tout ce que la maison représente. En ces matières, ils devraient suivre l’avis des femmes. Telles étaient alors mes pensées.
Pour moi, le fond de la question était l’obligation où l’on est de défendre ses droits. Partir et laisser le champ libre à l’ennemi, c’était avouer sa défaite.
Mais pourquoi mon mari ne m’obligea-t-il pas à l’accompagner à Calcutta ? J’en sais la raison. Il n’usa pas de son pouvoir, précisément parce qu’il avait ce pouvoir.
III
S’il fallait remplir peu à peu l’espace qu’il y a entre le jour et la nuit, on y dépenserait une éternité. Mais le soleil se lève, et les ombres sont dispersées : un moment suffit à combler un espace infini.
Un jour commença au Bengale l’ère nouvelle du Swadeshi8 ; mais comment cela arriva, nous ne le vîmes pas distinctement.
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