Rien ne sembla réunir le présent au passé. C’est pourquoi je dirai que cette époque nouvelle vint sur nous comme une inondation, brisant les digues et balayant devant elle nos prudences et nos craintes. Nous n’eûmes même pas le temps de distinguer et de comprendre ce qui s’était passé ou ce qui allait se passer.
Ma vie et mon esprit, mes espérances et mes désirs s’enflammèrent au feu de ce nouvel âge : bien que jusqu’alors les murs de la maison, qui étaient tout mon univers, fussent demeurés intacts, je regardais par-dessus, et, du fond de l’horizon, j’entendais une voix dont les paroles n’étaient pas tout à fait claires, mais dont l’appel m’allait droit au cœur.
Depuis que mon mari était étudiant à l’université, il avait cherché à faire produire par le pays les choses dont il avait besoin. Notre district abondait en dattiers. Il essaya d’inventer un appareil pour retirer le jus des dattes et en faire du sucre et de la mélasse. Ce fut, dit-on, une grande merveille que cette machine. Seulement elle pompa plus d’argent que de jus de dattes. Au bout d’un certain temps, Nikhil se persuada que nos tentatives de faire revivre nos industries ne pourraient réussir tant que nous n’aurions pas une banque nationale. Il s’efforçait alors de m’enseigner l’économie politique. Cela n’aurait pas été un grand mal ; mais il s’avisa aussi d’inculquer à ses concitoyens des idées d’épargne pour préparer les voies à une banque. Il en fonda même une petite. Mais le taux élevé de l’intérêt, qui avait attiré les dépôts des villageois enthousiasmés, causa bientôt la ruine de la banque.
Les vieux fonctionnaires du domaine en furent inquiets et effrayés. Le camp ennemi jubila. De toute la famille, seule la grand-mère ne s’émut point. Elle me grondait :
— Pourquoi, disait-elle, le tourmentez-vous tous ainsi ? Est-ce le sort du domaine qui vous inquiète ? J’ai vu bien souvent ce domaine dans les mains des gens de loi. Les hommes sont-ils semblables aux femmes ? Les hommes ne sont que des prodigues et ne savent que dépenser. Allons, mon enfant, soyez bien heureuse que votre mari ne perde que son argent, et non pas lui-même par surcroît !
La liste des charités de mon mari était longue. Il secourait jusqu’à l’ultime fin quiconque se piquait d’inventer un nouveau métier à tisser, une nouvelle machine à écosser le riz. Mais, ce qui me contrariait le plus, c’était tout l’argent que Sandip Babu tirait de lui sous prétexte de travail pour la cause du Swadeshi.
Dès qu’il lui prenait fantaisie de fonder un journal, ou de voyager pour prêcher la cause, ou seulement de changer d’air sur l’avis de son médecin, mon mari lui en fournissait les moyens sans discuter ; et je ne dis rien de la pension régulière que Sandip en recevait aussi. Mais le plus curieux était que Sandip et mon mari avaient des opinions toutes différentes.
Dès que le feu du Swadeshi eut allumé mon sang, je dis à mon mari :
— Il faut que je brûle tous mes vêtements étrangers.
— Pourquoi les brûler ? dit-il. Vous n’avez pas besoin de les porter tant que cela ne vous plaira pas.
— Tant que cela ne me plaira pas ! plus jamais dans cette vie…
— Très bien, ne les portez plus jamais. Mais à quoi bon ce feu de joie ?
— Voudriez-vous contrecarrer mes décisions ?
— Voici ce que je veux dire : pourquoi ne pas tenter de bâtir quelque chose ? Vous ne devriez pas perdre même une parcelle de votre énergie à cette passion destructrice.
— Mais cette passion nous donnera l’énergie de bâtir.
— Autant dire qu’on ne peut éclairer la maison sans y mettre le feu.
Il y eut alors un autre sujet de trouble. Quand Miss Gilby s’installa chez nous, il y avait eu d’abord dans toute la maisonnée une grande agitation que l’accoutumance avait calmée peu à peu. La rage nationaliste du Swadeshi la réveilla soudain. Je ne m’étais jamais préoccupée jusqu’alors que Miss Gilby fût européenne ou indoue. Je m’en avisai alors. Je dis à mon mari :
— Il faut nous débarrasser de Miss Gilby.
Il ne répondit pas.
Je lui parlai avec violence, et il s’en alla, le cœur lourd.
Le même soir, quand nous nous retrouvâmes, je me sentis plus raisonnable : j’avais eu une crise de larmes.
— Je ne puis pas, dit-il, contempler Miss Gilby à travers un brouillard d’abstractions, simplement parce qu’elle est anglaise. Ne pouvez-vous pas, après l’avoir connue si longtemps, oublier qu’elle porte un nom étranger ? Ne pouvez-vous pas comprendre qu’elle vous aime ?
Un peu honteuse, je répondis assez vivement :
— Qu’elle reste donc, je ne tiens pas tant à ce qu’elle parte !
Et Miss Gilby demeura.
Mais un jour, on me dit qu’elle avait été insultée par un jeune homme, comme elle se rendait à l’église. C’était un garçon que nous entretenions. Mon mari le chassa de la maison.
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