Ce jour-là, il n’y eut personne qui pût pardonner à mon mari, pas même moi. Miss Gilby partit alors de son propre gré. Elle pleura en me disant adieu. Mais ses larmes ne purent m’attendrir. Calomnier ainsi le pauvre garçon ! Et un si brave garçon qui eût oublié jusqu’à son bain et à sa nourriture dans son enthousiasme pour le Swadeshi !

Mon mari escorta Miss Gilby dans sa voiture jusqu’à la gare. Je ne pouvais m’empêcher de penser que c’était passer les bornes des convenances. Et quand le fait, exagéré par des racontars, causa un vrai scandale dont les journaux s’emparèrent, je jugeai que Nikhil n’avait que ce qu’il méritait.

Les actions de mon mari m’avaient souvent inquiétée. Elles ne m’avaient jamais fait honte. Maintenant j’avais à rougir de lui ! Je ne savais pas exactement, je ne tenais pas à savoir en quoi le pauvre Noren avait insulté Miss Gilby. Mais je ne pouvais admettre qu’on le mît en jugement pour une insulte de ce genre à un tel moment. Je n’aurais jamais consenti à refroidir la passion qui avait poussé Noren à défier l’Anglaise. Ne pas comprendre une chose aussi simple me paraissait une lâcheté de la part de mon mari. C’est pourquoi j’avais honte de lui.

Pourtant mon mari n’était nullement opposé au Swadeshi et ne se refusait pas à supporter la Cause. Mais il n’avait pas pu accepter d’un cœur sans réserve tout l’esprit du Bande Mataram9.

— Je suis prêt, disait-il, à servir mon pays. Mais je réserve mes adorations pour le Droit qui est bien plus grand que mon pays. Adorer son pays comme un dieu, c’est le vouer au malheur.

CHAPITRE II

RÉCIT DE BIMALA

IV

C’est à cette époque que Sandip Babu et ses disciples vinrent dans notre voisinage prêcher le Swadeshi.

Il doit y avoir une grande réunion dans le pavillon de notre temple. Les femmes sont assises derrière un paravent. Les cris triomphants de Bande Mataram ! se rapprochent : ils me font vibrer jusqu’à l’âme. Et soudain un flot de jeunes gens, pieds nus, en turbans et vêtus de l’ocre ascétique font irruption dans la salle, tel un torrent d’eau rougie de calcaire dans le lit desséché d’un fleuve, au début de la saison des pluies. L’endroit se remplit d’une foule immense au milieu de laquelle s’avance Sandip Babu assis sur une chaise que dix ou douze jeunes gens portent sur leurs épaules.

Bande Mataram ! Bande Mataram ! Bande Mataram ! Il semble que ces cris vont briser le ciel et le disperser en mille fragments.

J’avais déjà vu la photographie de Sandip Babu. Il y avait dans ses traits je ne sais quoi qui ne me plaisait guère. Pourtant son visage était d’une grande beauté. Mais il me semblait que, malgré tout son éclat, il y avait trop de métal vil dans l’alliage dont il était composé. La lumière de ses yeux me semblait mensongère : c’est pourquoi il me déplaisait que mon mari lui accordât sans discuter tout ce qu’il lui demandait. Et passe encore pour l’argent ! Mais je m’irritais de penser qu’il en imposât à mon mari, qu’il profitât de son amitié. Son aspect n’était pas celui d’un ascète, ni même celui d’un homme aux ressources modestes ; il était en tout d’une élégance recherchée. Il semblait que l’amour du bien-être… Toutes ces réflexions que je faisais alors me reviennent aujourd’hui. Mais laissons cela.

Pourtant, ce jour-là, quand Sandip commença de parler, et que les cœurs des assistants se mirent à palpiter à ses paroles comme s’ils allaient se briser, il me parut transformé miraculeusement. Et surtout quand ses traits furent éclairés par un rayon du soleil qui se cachait derrière le pavillon, il me sembla que les dieux l’avaient marqué pour leur servir de messager auprès des mortels.

Du commencement à la fin de son discours, tous ses propos furent d’orageux transports. Son assurance était sans limite.