Je ne sais comment cela se fit, mais je m’aperçus soudain que j’avais impatiemment repoussé le paravent qui m’empêchait de voir. Personne, d’ailleurs, dans la foule ne s’occupait de moi. Une fois seulement je remarquai ses yeux, étincelants comme l’étoile du matin, et fixés sur mon visage.

J’avais comme perdu conscience de moi-même. Je n’étais plus la dame de la maison du Rajah ; mais je représentais toutes les femmes de ce Bengale dont il était, lui, le champion. Ce n’était pas assez que le ciel l’eût éclairé de sa lumière ; il fallait encore qu’il fût couronné par la bénédiction d’une femme.

Je remarquai clairement que, dès le moment où il m’avait aperçue, le feu de son discours avait augmenté de chaleur et d’éclat. Les rênes ne retenaient plus le coursier d’Indra : on entendait rouler le tonnerre et tomber la foudre. Je me disais que sa parole avait pris feu dans mes regards. Car, nous autres femmes, nous ne sommes pas seulement les gardiennes du feu du foyer, nous sommes la flamme même de l’âme.

Ce soir-là je me retirai le cœur plein d’un nouvel orgueil et d’une nouvelle joie. La tempête que je portais en moi avait transporté tout mon être d’un pôle à l’autre. Comme les jeunes filles grecques, j’eusse volontiers coupé mes longues tresses brillantes pour en faire une corde à l’arc de mon héros. Si mes bijoux avaient pu exprimer mes sentiments intimes, mon collier et mes bracelets auraient brisé leurs fermoirs et se seraient jetés au-dessus de cette assemblée comme une pluie de météores. Il me semblait que seul un sacrifice personnel pouvait m’aider à supporter le tumulte de mon exaltation.

Quand mon mari rentra plus tard, je tremblais qu’il ne dît un mot en désaccord avec l’hymne triomphant qui chantait encore à mes oreilles, que son amour fanatique de la vérité l’entraînât à blâmer quoi que ce fût dans le discours de l’après-midi. Je l’aurais alors ouvertement défié et humilié. Mais il ne prononça pas une parole. Et cela non plus ne me satisfit guère.

Il aurait pu me dire : « Sandip m’a ramené à la raison. Je vois maintenant combien je m’étais trompé jusqu’ici. »

Je sentais qu’il était silencieux par dépit ; qu’il se refusait obstinément à l’enthousiasme. Je demandai combien de temps Sandip Babu devait rester auprès de nous.

— Il part demain de bonne heure pour Rangpur, dit mon mari.

— Faut-il que ce soit demain ?

— Oui, il s’est engagé à y parler.

Je gardai le silence un moment ; puis je demandai encore :

— Ne pourrait-il pas rester un jour de plus ?

— Cela ne serait peut-être pas possible. Mais pourquoi ?

— Je veux l’inviter à dîner et le servir moi-même.

Mon mari montra quelque surprise. Il m’avait souvent suppliée d’assister aux dîners qu’il offrait à ses amis particuliers, mais je n’y avais jamais consenti. Il me contempla curieusement, silencieusement, d’un regard que je ne compris pas tout à fait.

Soudain je me sentis envahie de honte :

— Non, non, m’écriai-je. Il n’en saurait être question.

— Et pourquoi ? dit-il. Je l’en prierai moi-même. Et, s’il peut le faire, il restera certainement jusqu’à demain.

Il se trouva qu’il le pouvait parfaitement.

Je dirai toute la vérité. Ce jour-là je reprochai amèrement à mon Créateur de ne m’avoir pas faite la plus belle des femmes ; non pas pour voler quelque cœur, mais parce que la beauté est une gloire. Dans ces grands jours, pensai-je, les hommes devraient voir les déesses nationales incarnées par les femmes du pays. Mais hélas ! les hommes ne verront jamais une déesse là où manque la beauté. Sandip Babu pourrait-il penser que la Shakti de la patrie se soit manifestée en moi ? Ou ne verrait-il en moi qu’une femme ordinaire, une humble gardienne du ménage ? Ce matin-là, je parfumai mes cheveux flottants et les attachai en un chignon lâche, mêlé avec art d’un ruban de soie rouge. C’est que le dîner devait être servi à midi, et que le temps me manquait pour sécher mes cheveux après le bain et les natter comme je le faisais chaque jour. Je mis un sari blanc à bordure d’or ; et il y avait aussi une bordure d’or à ma jaquette de mousseline aux manches courtes.

Rien ne me paraissait plus simple, plus modeste que ce costume. Mais ma belle-sœur, qui passait par hasard, s’arrêta brusquement, me regarda de la tête aux pieds, et, les lèvres serrées, me sourit d’un sourire plein de sous-entendus.