Personne n’avait
entendu le coup de feu. Et pourtant le cadavre était là, ainsi que la
balle de revolver, aplatie comme toutes les balles à pointe tendre,
qui avait dû provoquer une mort instantanée. Tels étaient les
éléments du mystère de Park Lane, que compliquait encore
l’absence de mobile valable puisque, comme je l’ai déjà dit, le
jeune Adair n’avait pas d’ennemi connu et que l’argent était resté
sur la table.
Toute la journée donc je réfléchis à ces faits. Je m’efforçai de
mettre sur pied une théorie capable de les concilier, de découvrir
cette ligne de moindre résistance que mon pauvre ami considérait
comme le point de départ de toutes ses enquêtes. J’avoue que Je
n’aboutis à rien. Dans la soirée, je fis un tour dans le Park, je le
traversai et me trouvai vers six heures du côté de Park Lane. Un
groupe de badauds, le nez pointant vers une certaine fenêtre,
m’indiqua la maison du crime. Un grand gaillard maigre avec des
lunettes à verres fumés, qui me fit l’impression d’être un policier
en civil, était en train d’émettre une théorie de son cru que les
autres écoutaient. Je m’approchai pour tendre l’oreille, mais ses
propos me parurent si stupides que je me retirai du groupe en
pestant contre le sot discoureur. En reculant, je me heurtai à un
vieillard difforme qui se tenait derrière moi, et je fis tomber
quelques livres qu’il portait sous son bras. Je les ramassai, non
sans avoir remarqué que le titre de l’un d’eux était : L’Origine de
la Religion des Arbres. Certainement son propriétaire était un
pauvre bibliophile qui, soit professionnellement, soit par marotte,
collectionnait des livres peu connus. Je lui présentai mes excuses,
mais le bonhomme devait attacher un grand prix aux livres que
j’avais si involontairement maltraités, car il vira sur ses talons en
poussant un grognement de mépris, et je vis son dos voûté et ses
favoris blancs disparaître parmi la foule.
- 6 -
J’eus beau observer le 427 de Park Lane, je n’avançai guère
dans la solution de mon problème. La maison était séparée de la
rue par un mur et une grille dont la hauteur n’excédait pas un
mètre cinquante. Il était donc facile pour n’importe qui de
pénétrer dans le jardin. Mais la fenêtre me sembla tout à fait
inaccessible en raison de l’absence de gouttières ou de tout objet
pouvant faciliter l’escalade d’un homme agile. Plus intrigué que
jamais, je repris le chemin de Kensington. J’étais dans mon
cabinet depuis cinq minutes quand la bonne m’annonça un
visiteur. A ma grande surprise, elle introduisit mon vieux
bibliophile de tout à l’heure : son visage aigu, parcheminé, se
détachait d’un encadrement blanc comme neige ; il portait
toujours sous son bras ses précieux livres, une douzaine au
moins.
- 7 -
– Vous êtes surpris de ma visite, monsieur ? me demanda-t-il
d’une voix qui grinçait bizarrement.
Je reconnus que je l’étais.
– Hé bien ! monsieur, c’est que j’ai une conscience, voyez-
vous ! Je marchais clopin-clopant quand vous êtes entré dans
cette maison. Alors je me suis dit que j’allais dire un mot à ce
monsieur poli pour lui expliquer que si j’avais été un tant soit peu
brusque dans mes manières, il ne fallait pas m’en vouloir, et que
je le remerciais beaucoup de m’avoir ramassé mes livres.
– N’en parlons plus ! répondis-je. Puis-je vous demander
comment vous saviez qui j’étais ?
– Ma foi, monsieur, je suis un peu votre voisin. Vous
trouverez ma petite boutique au coin de Church Street et je serai
très heureux de vous y voir, monsieur. Peut-être êtes-vous
collectionneur vous-mêmes ? Voici Oiseaux anglais, et un Catulle,
et La Guerre sainte… Une véritable affaire, monsieur, chacun de
ces livres. Tenez, cinq volumes rempliraient juste la place qu’il y a
sur le deuxième rayon derrière vous.
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