Ce vide-là donne à penser
que vous n’êtes pas très ordonné, monsieur, n’est-ce pas ?
Je tournai la tête pour regarder le rayon en question, puis je
la tournai à nouveau vers mon bibliophile… Sherlock Holmes
était debout de l’autre côté de la table, souriant. Je bondis sur
mes pieds, je le contemplai stupéfait pendant quelques instants,
et puis, pour la première et dernière fois de ma vie, je dus
m’évanouir. En tout cas un brouillard gris tourbillonna devant
mes yeux, et, quand il se dissipa, je m’aperçus que mon col était
déboutonné ; j’avais encore sur les lèvres un vague arrière-goût de
cognac. Holmes était penché au-dessus de mon fauteuil, un flacon
dans la main.
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– Mon cher Watson ! me dit la voix dont je me souvenais si
bien, je vous dois mille excuses. Je ne pensais pas que vous étiez
aussi sensible.
Je l’empoignai par le bras.
– Holmes ! m’écriai-je. Est-ce bien vous ? Se peut-il que vous
soyez réellement vivant ? Est-il possible que vous ayez réussi à
sortir de ce gouffre infernal ?
– Attendez un peu ! Êtes-vous sûr que vous êtes en état de
discuter ? Je vous ai infligé une belle secousse avec cette
apparition dramatique !
– Oui, oui, je me sens très bien. Mais en vérité, Holmes, j’en
crois à peine mes yeux. Seigneur ! Penser que vous… que c’est
vous entre tous les hommes qui êtes là dans mon cabinet !…
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A nouveau je le saisis par la manche, mais je pinçai son long
bras maigre et nerveux.
– … Au moins vous n’êtes pas un pur esprit ! dis-je en lui
voyant faire la grimace.
– Cher ami !
– Je suis au comble de la joie. Asseyez-vous et dites-moi
comment vous êtes sorti vivant de cet horrible abîme !
Il s’assit en face de moi et il alluma une cigarette avec sa
vieille nonchalance accoutumée. Il portait la redingote râpée du
marchand de livres, mais il avait posé sur la table la perruque
blanche et les vieux bouquins. Il me parut plus mince, et son
profil plus aigu, mais le fond blanc de son teint me révéla qu’il
n’avait pas mené une existence bien saine depuis sa disparition.
– Je suis ravi de m’étirer, Watson ! Figurez-vous que ce n’est
pas drôle pour un homme de ma taille de se raccourcir plusieurs
heures de suite d’une trentaine de centimètres… Mais ce n’est pas
le moment des explications, mon cher ami ! Nous avons, si
toutefois je puis compter sur votre coopération, une rude et
dangereuse nuit de travail qui nous attend. Peut-être vaudrait-il
mieux que je vous raconte tout quand ce travail aura été achevé ?
– Je suis la curiosité en personne. Je préférerais de beaucoup
vous entendre tout de suite !
– M’accompagnerez-vous cette nuit ?
– Quand vous voudrez, où vous voudrez !
– Comme au bon vieux temps, alors ? Avant de partir, nous
pourrons manger un morceau. Voyons, hé bien ! à propos de ce
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gouffre ? Ma foi, Watson, je n’ai pas eu beaucoup de mal à en
sortir, pour la bonne raison que je ne suis jamais tombé dedans.
– Vous n’êtes pas tombé dedans ?
– Non, Watson ! Je ne suis pas tombé dedans. Et pourtant ma
lettre, pour vous, était absolument sincère. Je ne doutais guère
que je fusse arrivé au terme de ma carrière quand je vis la sinistre
silhouette de feu le professeur Moriarty se dresser sur le sentier.
Je lus dans ses yeux gris mon arrêt de mort. J’échangeai quelques
répliques avec lui et il m’accorda fort courtoisement la permission
de vous écrire le court billet que vous trouvâtes ensuite et que je
laissai avec mon porte-cigarettes et mon alpenstock. Puis je
m’engageai dans le sentier, Moriarty sur mes talons. Arrivé au
bord du précipice, je m’arrêtai, aux abois. Il n’avait pas d’armes,
mais il se jeta sur moi et ses longs bras se nouèrent autour de
mon corps. Il savait qu’il avait perdu. Il ne pensait plus qu’à se
venger.
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