Juste au-dessus du gouffre, nous chancelâmes ensemble.
Vous n’ignorez point que j’ai un peu pratiqué le haritsu ; c’est une
méthode de lutte japonaise qui dans bien des cas m’a rendu
d’éminents services. J’échappai à son étreinte, tandis que lui,
poussant un cri horrible, battait l’air de ses deux mains sans
pouvoir se raccrocher à rien. Impuissant à recouvrer son
équilibre, il tomba dans le gouffre. A plat ventre, penché au-
dessus de l’abîme, je surveillai sa chute. Il heurta un rocher,
rebondit, et s’écrasa au fond de l’eau.
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J’écoutai en souriant cette explication que Holmes me conta
entre deux bouffées de cigarette.
– Mais les traces ! m’écriai-je. J’ai vu, de mes yeux vu, deux
traces de pas se diriger vers le précipice, et aucune en sens
inverse.
– Voici pourquoi. A l’instant même où le professeur
disparaissait, je mesurai la chance réellement extraordinaire que
m’offrait le destin. Je savais que Moriarty n’était pas seul à avoir
juré ma perte. J’en connaissais au moins trois autres ; la mort de
leur chef exaspérerait sans aucun doute leur volonté de
vengeance. Tous étaient des individus très dangereux. L’un ou
l’autre finirait évidemment par m’avoir ! D’autre part, si le monde
entier était convaincu que j’étais mort, ces individus prendraient
quelques libertés, se découvriraient et, tôt ou tard, je les
détruirais. Alors il serait temps pour moi d’annoncer que j’étais
demeuré au pays des vivants. Tout cela s’ordonna dans mon
esprit avec une telle rapidité que je crois qu’avant même que le
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professeur Moriarty eût touché le fond des chutes de Reichenbach
j’avais déjà formulé ma conclusion.
« Je me relevai et j’examinai la muraille rocheuse derrière
moi. Dans le compte rendu fort pittoresque que vous avez écrit et
que j’ai lu quelques mois plus tard, vous avez affirmé que le roc
était lisse. Ce n’était pas tout à fait exact ! Quelques petites
marches se présentaient, et il y avait un soupçon de saillie. La
muraille était si haute qu’il m’était impossible de l’escalader. Mais
d’autre part le sentier était si mouillé que je ne pouvais
l’emprunter sans y laisser trace de mon passage. J’aurais pu, c’est
vrai, mettre mes souliers à l’envers : cela m’est déjà arrivé. Mais
trois séries d’empreintes orientées dans le même sens auraient
suggéré évidemment une tromperie. Que pouvais-je faire de
mieux que me hasarder dans l’escalade ? Ce ne fut pas une
plaisanterie, Watson ! J’avais les chutes qui grondaient au-
dessous de moi. Je vous jure que je ne suis pas un délirant, mais
je croyais entendre Moriarty qui m’appelait du fond du gouffre.
La moindre faute m’eût été fatale. Plusieurs fois, quand
j’arrachais des touffes d’herbe ou quand mon pied dérapait entre
les interstices humides du rocher, je me croyais à mes derniers
moments. Mais je continuai à grimper. Finalement je m’agrippai
à une sorte de plate-forme couverte d’une tendre mousse verte.
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