Là je pouvais me dissimuler très confortablement. Et j’étais
étendu à cette place, mon cher ami, quand je vous ai vus arriver,
vous et tous les gens qui vous suivaient, pour enquêter de la
manière la plus sympathique et la plus efficace sur les
circonstances de ma mort.
« Lorsque vous eûtes tiré vos conclusions, aussi inévitables
qu’erronées, vous reprîtes le chemin de l’hôtel et je demeurai
seul. Je m’étais imaginé que mes aventures étaient terminées,
mais un incident tout à fait imprévu m’avertit que des surprises
m’étaient encore réservées. Un gros rocher tomba d’en haut,
dévala à côté de moi et dégringola dans le gouffre. D’abord je crus
à un hasard. Mais, levant le nez, j’aperçus une tête d’homme qui
se détachait sur le ciel qui s’assombrissait, et un deuxième rocher
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frappa le rebord de la plate-forme sur laquelle j’étais allongé,
passa à vingt centimètres de mon crâne… Évidemment, je n’avais
plus le droit d’avoir des illusions ! Moriarty n’était pas venu seul.
Un complice (et je n’eus pas besoin de le regarder deux fois pour
comprendre combien ce complice était déterminé à tout) s’était
tenu à l’écart pendant que le professeur m’attaquait. A distance,
et sans que je l’eusse vu, il avait grimpé jusqu’en haut de la
muraille rocheuse ; de là il s’efforçait de réussir ce que son
compagnon avait manqué.
« Je ne perdis pas beaucoup de temps à réfléchir, Watson ! A
nouveau ce visage sinistre apparut au-dessus de moi et je compris
que cette apparition présageait un autre rocher. Alors je décidai
de redégringoler jusqu’au sentier. Je ne crois pas que je l’aurais
fait de sang-froid. Les difficultés de la montée étaient multipliées
par cent. Mais je n’eus pas le loisir de considérer tous les dangers,
car une troisième pierre déboula en sifflant pendant que je me
retenais par les mains au bord de la plate-forme. A mi-côte, je me
laissai glisser : grâce à Dieu, j’atterris sur le sentier. Mais dans
quel état ! Déchiré, saignant aux mains, aux genoux, au visage…
Je pris mes jambes à mon cou, marchai toute la nuit à travers les
montagnes, abattis quinze kilomètres d’une seule traite… Bref,
huit jours plus tard, je me retrouvai à Florence : seul, avec la
certitude que personne au monde ne savait ce que j’étais devenu.
« Je n’eus qu’un seul confident : mon frère Mycroft. Je vous
dois beaucoup d’excuses, mon cher Watson, mais il était trop
important qu’on me crût mort, et vous n’auriez certainement pas
écrit un récit si convaincant de ma triste fin si vous n’aviez pas été
vous-même persuadé que cette fin était véritable. Il m’arriva
plusieurs fois, au cours de ces trois dernières années, de tremper
une plume dans l’encrier pour vous écrire ; mais craignant une
imprudence de votre amitié, je renonçai à courir le risque d’une
indiscrétion qui aurait trahi mon secret. Et c’est pour cette même
raison que je vous ai tourné le dos ce soir quand vous avez fait
tomber mes livres, car je me trouvais en danger, et le moindre
signe de surprise ou d’émotion de votre part eût pu me dénoncer
et entraîner des conséquences fâcheusement irréparables. Quant
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à Mycroft, j’avais besoin de le mettre dans ma confidence afin
d’avoir l’argent qu’il fallait. Le cours des événements à Londres
n’avait guère répondu à mes espérances : le procès de la bande
Moriarty laissa en liberté deux de ses membres les plus
dangereux, qui étaient mes ennemis les plus acharnés. Je
voyageai pendant deux ans au Tibet, visitai Lhassa et passai
plusieurs jours en compagnie du dalaï-lama. Peut-être avez-vous
entendu parler par la presse des explorations remarquables d’un
Norvégien du nom de Sigerson ? Mais je suis sûr que vous n’avez
jamais pensé que vous receviez ainsi des nouvelles de votre ami.
Ensuite j’ai traversé la Perse, visité La Mecque, discuté de choses
fort intéressantes avec le calife de Khartoum dont les propos ont
été immédiatement communiqués au Foreign Office. Je suis
retourné en France ; là, j’ai passé quelques mois à faire des
recherches sur les dérivés du goudron de houille dans un
laboratoire de Montpellier. Une fois obtenus les résultats que j’en
attendais, j’appris que, sur mes deux ennemis, il n’en restait plus
qu’un en liberté à Londres. Je me préparais tranquillement à
rentrer quand me parvint la nouvelle du très remarquable
mystère de Park Lane : non seulement cette énigme avait de quoi
m’intéresser en tant que telle, mais elle me parut offrir quelques
possibilités d’un intérêt particulier pour votre serviteur. Je me
hâtai de boucler mes valises, arrivai à Londres, réclamai à Baker
Street un entretien avec moi-même, déclenchai chez
Mme Hudson une violente crise de nerfs, et découvris que
Mycroft avait laissé mon appartement et mes papiers
parfaitement en état. Et c’est ainsi, mon cher Watson, que vers
deux heures cet après-midi, je me trouvais assis sur mon vieux
fauteuil dans mon vieux salon, et je ne souhaitais plus qu’une
chose : voir mon vieil ami Watson dans le fauteuil d’en face qu’il
avait si souvent occupé.
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