Tel fut le récit extraordinaire que j’écoutai en cette soirée
d’avril. Récit qui n’aurait rencontré que mon incrédulité s’il ne
m’avait été confirmé par la présence de ce corps mince,
interminable, et de ce visage ardent aux traits accusés que je
n’aurais jamais espéré revoir. Il avait sans doute appris quelque
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chose de la tristesse où m’avait plongé la perte que j’avais faite :
son attitude me le révéla plus que ses paroles.
– Le travail est le meilleur antidote au chagrin, mon cher
Watson ! Or j’ai pour nous deux un joli travail en vue : un travail
qui pourrait justifier toute une vie d’homme sur cette planète !…
En vain je le priai de m’en dire davantage.
– Avant demain matin, vous verrez et entendrez beaucoup !
me répondit-il. Nous avons d’abord à nous raconter des tas de
choses. Mais à neuf heures et demie, en route pour la maison
vide !
Ce fut tout à fait comme au bon vieux temps : à l’heure dite, je
me trouvai assis dans un fiacre à côté de lui, un revolver dans la
poche et au cœur un petit frisson des grandes aventures. Holmes
était froid, sérieux, taciturne. Les réverbères m’apprirent qu’il
avait les sourcils froncés sous l’intensité de la réflexion, et qu’il
serrait ses lèvres minces. J’ignorais quelle bête féroce nous allions
chasser dans la jungle londonienne du crime, mais, étant donné
l’attitude du chasseur, j’étais sûr que cette aventure était d’une
gravité exceptionnelle. De temps à autre, un petit sourire
sarcastique déformait ses traits austères : mauvais présage pour
le gibier !
J’avais cru que nous nous rendions à Baker Street, mais
Holmes fit arrêter le cocher au coin de Cavendish Square. Je
remarquai que lorsqu’il en descendit, il regarda soigneusement à
droite et à gauche. D’ailleurs, par la suite, il se retourna à chaque
croisement de rues pour s’assurer que nous n’étions pas suivis.
Notre route fut assez singulière. Holmes connaissait son Londres
comme sa poche ; il n’y avait pas une ruelle qu’il ignorât. Ce soir-
là, il me conduisit avec autant de célérité que d’assurance dans un
dédale de passages dont je n’avais jamais soupçonné l’existence.
Finalement nous émergeâmes dans une petite rue, bordée de
vieilles maisons lugubres, qui aboutissait dans Manchester Street.
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Nous allâmes jusqu’à Blandford Street. Là, il tourna vivement
dans une rue étroite, poussa une porte en bois, franchit une cour
déserte, ouvrit avec une clé la porte de service d’une maison, et la
referma derrière nous.
L’obscurité était complète. Mais il m’apparut tout de suite
que nous étions dans une maison vide. Sur le plancher nu, nos
pas craquaient et résonnaient. La main que j’avais tendue devant
moi pour me guider toucha un mur d’où le papier pendait en
lambeaux. Les doigts glacés et maigres de Holmes
emprisonnèrent mon poignet pour me faire traverser un long
vestibule. Je distinguai confusément un vasistas au-dessus de la
porte du devant. Holmes vira carrément sur sa droite et nous
entrâmes dans une grande pièce carrée vide dont les angles
étaient plongés dans l’ombre et le milieu faiblement éclairé par
les lumières de la rue. Il n’y avait pas de lampadaire à proximité,
et la poussière sur les vitres formait une couche si opaque que
nous pouvions tout juste distinguer nos silhouettes. Mon
compagnon posa une main sur mon épaule et approcha sa bouche
de mon oreille.
– Savez-vous où nous sommes ? chuchota-t-il.
–Certainement dans Baker Street, répondis-je en indiquant la
vitre sale.
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