Il faisait, de mémoire, le portrait du baron Trotta. Chaque jour, à table, il apprenait par cœur les traits de son hôte.

– Qu’avez-vous à me fixer comme ça ? demandait le baron.

Les deux jeunes gens rougissaient et baissaient les yeux sur la nappe. Pourtant, le portrait fut fait et, au moment de la séparation, on l’offrit, dans son cadre, au vieillard. Il l’étudia soigneusement, en souriant. Il le retourna, comme s’il cherchait par-derrière d’autres détails qui auraient pu être oubliés par-devant, le tint face à la fenêtre, puis l’écarta de ses yeux, se regarda dans la glace, se compara avec le portrait et finit par dire :

– Où faut-il l’accrocher ?

C’était son premier plaisir depuis des années.

– Tu peux prêter de l’argent à ton camarade, s’il a besoin de quelque chose, dit-il tout bas à François. Soyez bons amis !

Ce portrait était et resta le seul qu’on eût jamais fait du vieux Trotta. Accroché plus tard dans le fumoir de son fils, il occupa encore l’imagination de son petit-fils…

En attendant, pendant quelques semaines, il maintint le commandant dans un état d’exceptionnelle bonne humeur. Il l’accrochait tantôt à un mur, tantôt à l’autre, considérait avec une satisfaction flattée son nez dur et saillant, sa bouche imberbe, étroite et pâle, ses maigres pommettes qui formaient comme des collines devant ses petits yeux noirs, son front bas, aux nombreuses rides, surmonté de cheveux coupés ras, hérissés et pointant en avant comme des piquants. Il faisait maintenant la connaissance de son visage et parfois il avait de muets dialogues avec lui. Son visage éveillait en lui des pensées inconnues jusqu’alors, des souvenirs, d’insaisissables ombres de mélancolie qui mouraient rapidement. Il lui avait fallu ce portrait pour découvrir enfin son vieillissement prématuré et sa grande solitude. La toile peinte les lui renvoyait, « sa solitude et sa vieillesse ».

« En a-t-il toujours été ainsi ? » se demandait-il. Il en a toujours été ainsi. De temps en temps, il allait au cimetière sur la tombe de sa femme, sans intention ; il considérait le socle gris et la croix d’un blanc crayeux, la date de la naissance et de la mort, calculait qu’elle avait disparu trop tôt et s’avouait qu’il ne pouvait plus se la rappeler exactement. Par exemple, il avait oublié ses mains. « Vin ferrugineux de Chine » lui passait-il par l’esprit, c’était un médicament qu’elle avait pris pendant de longues années. Sa figure ? Il pouvait encore l’évoquer en fermant les yeux, mais elle disparaissait bientôt et se fondait dans un halo de pénombre rougeâtre. Il s’adoucit dans sa maison et dans sa ferme, caressa parfois un cheval, sourit à ses vaches, prit un petit verre plus souvent qu’il n’avait fait jusqu’alors, écrivit à son fils une brève lettre en dehors des délais habituels. On se mit à le saluer en souriant, il répondit d’un amical coup de tête. L’été vint, les vacances ramenèrent le fils et l’ami, le vieillard les conduisit tous deux en ville, dans sa voiture, entra au café, prit quelques gorgées de sliwowitz1 et commanda un copieux repas pour les deux jeunes gens.

Le fils fit son droit, revint plus souvent chez lui, examina le domaine, fut pris un jour du désir de le gérer et de renoncer à la carrière juridique. Il l’avoua à son père. Le commandant lui dit :

– Trop tard ! Jamais de la vie tu ne deviendras paysan, ni agronome. Tu seras un bon fonctionnaire, rien de plus.

C’était une chose décidée. Le fils devint fonctionnaire politique, commissaire de district en Silésie. Si le nom des Trotta avait disparu des manuels scolaires autorisés, il ne disparut pas toutefois des dossiers secrets des hautes autorités de la politique et les cinq mille florins, jadis offerts par l’impériale faveur, assurèrent secrètement, en haut lieu, une durable bienveillance et de l’avancement au fonctionnaire Trotta. Cet avancement fut rapide. Deux ans avant sa nomination de préfet, le commandant mourut.

Il laissait un testament surprenant. Comme il était sûr du fait – disait-il – que son fils n’était pas un bon agriculteur et comme il espérait que les Trotta, reconnaissants à l’Empereur de sa constante protection, obtiendraient rang et dignités en servant l’État et auraient une vie plus heureuse que lui, signataire du testament, il avait résolu, en souvenir de son défunt père, de léguer au fonds des invalides militaires le bien dont son beau-père lui avait fait don autrefois, avec tout ce qu’il comprenait en mobilier vif ou mort, sans autre obligation pour les bénéficiaires que de faire au testataire un enterrement aussi modeste que possible dans le cimetière où reposait son père et, si c’était facilement réalisable, à proximité du défunt. Le testataire demandait qu’on renonçât à toute pompe. Les espèces existantes, quinze mille florins, intérêts compris, déposées à la banque Ephrussi de Vienne, ainsi que le numéraire restant dans la maison, l’argenterie et les cuivres, de même que la bague, la montre et la chaîne de feu sa mère revenaient au fils unique du testataire, le baron François von Trotta et Sipolje.

Une musique militaire de Vienne, une compagnie d’infanterie, un représentant des chevaliers de l’ordre de Marie-Thérèse, une délégation du régiment de Hongrie méridionale dont le commandant avait été le modeste héros, tous les invalides militaires capables de se déplacer, deux fonctionnaires de la chancellerie et du cabinet, un officier du cabinet militaire et un sous-officier qui portait l’ordre de Marie-Thérèse sur un coussin drapé de noir constituèrent le cortège funèbre officiel.