François, le fils, le suivit, noir, mince et seul. La musique joua la marche qu’elle avait jouée à l’enterrement du père. Les salves qu’on tira cette fois furent plus nourries et leur écho vibra plus longuement.

Le fils ne pleurait pas. Personne ne pleura le mort. Tout ne fut que sécheresse et solennité. Personne ne prit la parole sur la tombe. Le commandant, baron von Trotta et Sipolje, chevalier de la vérité, reposait au voisinage du maréchal des logis-chef. Sur sa pierre tombale, simple et militaire, à côté de son nom, de son rang, de son régiment, on grava en petites lettres noires ce noble surnom : Héros de Solferino.

Du mort, il ne resta guère autre chose que cette pierre, une gloire éteinte et le portrait. Ainsi un paysan traverse-t-il son champ au printemps… et plus tard, en été, la trace de ses pas s’efface sous l’ondulation de l’abondante moisson qu’il a semée. Le baron Trotta von Sipolje, haut fonctionnaire impérial et royal, reçut, la semaine même, de Sa Majesté, une lettre de condoléances où il était question à deux reprises des « services à jamais inoubliables » rendus par le disparu.

1.

Eau-de-vie de prunes (N.d.T.)

II

Il n’y avait pas, dans toute la région militaire, de plus belle musique que celle du régiment d’infanterie n° X dans la petite préfecture de W. en Moravie. Le chef de musique était encore l’un de ces anciens kapellmeister autrichiens qui, doués d’une mémoire sûre et perpétuellement en quête de variations nouvelles sur des airs anciens, étaient capables de composer chaque mois une marche inédite. Toutes ces marches se ressemblaient comme des soldats. Pour la plupart, elles commençaient par un roulement de tambour, comportaient un air de retraite aux flambeaux, au rythme accéléré pour les besoins de la marche militaire, un sourire éclatant des gracieuses cymbales et s’achevaient sur le tonnerre grondant de la grosse caisse, ce bel orage de la musique militaire. Ce qui distinguait de ses collègues le chef de musique Nechwal, ce n’était pas tant sa terrible et peu commune opiniâtreté de compositeur que la gravité élégante et sereine qu’il apportait à l’exécution de la musique. L’habitude paresseuse de certains chefs d’orchestre, qui faisaient conduire la première marche par le sous-chef de musique et ne levaient leur bâton que pour le deuxième numéro du programme, était tenue par Nechwal pour un évident symptôme de décadence dans l’impériale et royale monarchie. Aussitôt que les exécutants avaient formé le cercle réglementaire et enterré les délicats petits pieds des minuscules pupitres dans les interstices de terre noire séparant les gros pavés de la place, le chef de musique, lui aussi, se dressait au milieu de ses musiciens, le bâton d’argent discrètement levé. Tous les concerts en plein air – ils avaient lieu sous les fenêtres de M. le préfet – commençaient par la Marche de Radetzky. Bien qu’elle fût si familière aux exécutants qu’ils eussent pu la jouer la nuit, en dormant, sans être dirigés, le chef de musique tenait pour indispensable de suivre chaque note sur sa partition. Et, comme s’il faisait répéter la Marche de Radetzky pour la première fois à ses musiciens, tous les dimanches, avec une conscience de soldat et d’artiste, il levait la tête, le bâton et le regard, et les tournait simultanément en direction d’un secteur du cercle au centre duquel il se tenait, en l’occurrence celui qui semblait avoir le plus besoin de sa baguette. Les rudes tambours battaient, les douces flûtes sifflaient, les gracieuses cymbales éclataient. Un sourire satisfait et béat passait sur les visages des auditeurs et le sang leur picotait les jambes. Toujours immobiles, ils se croyaient déjà en marche. Les jeunes filles retenaient leur respiration et entrouvraient les lèvres. Les hommes d’un certain âge baissaient la tête et se rappelaient les manœuvres. Les vieilles femmes restaient assises dans le parc voisin et leurs petites têtes grises tremblaient.

On était en été.

On était en été, oui. Devant la maison du préfet, les vieux marronniers n’agitaient que matin et soir l’abondant feuillage vert foncé de leurs cimes. Tout le reste du jour, ils restaient immobiles, exhalaient une âpre haleine et projetaient leurs grandes ombres fraîches jusqu’au milieu de la rue.