Un instant après, le préfet disait :
– Mets-toi à ton aise.
Alors Charles-Joseph s’approchait du grand fauteuil de peluche rouge et s’asseyait en face de son père, raide, les genoux pliés, le képi et les gants blancs sur les genoux. Par les minces fentes des jalousies vertes, d’étroites bandes de lumière tombaient sur le tapis grenat. Une mouche bourdonnait, l’horloge se mettait à sonner. Quand le tintement des neuf coups avait cessé, le préfet commençait :
– Comment va le colonel Marek ?
– Merci, papa, il va bien.
– Toujours faible en géométrie ?
– Merci, papa, un peu moins.
– Lis-tu des livres ?
– Oui, papa.
– Et où en est l’équitation ? Ce n’était pas fameux l’année dernière.
– Cette année…, commença Charles-Joseph, mais il fut aussitôt interrompu.
Son père avait avancé sa fine main à demi dissimulée sous une manchette ronde qui étincelait. Un gros bouton carré lança un éclair d’or.
– Ce n’était pas fameux, disais-je à l’instant, c’était… Le préfet fit une pause et acheva d’une voix sans timbre : une honte !
Le père et le fils se turent. Si bas qu’il eût été prononcé, le mot « honte » continuait de flotter dans la pièce. Charles-Joseph savait qu’après toute sévère critique de son père, un silence était de rigueur. Il fallait accepter le jugement avec toute sa signification, l’assimiler, le graver en soi-même, s’en imprégner dans son cœur et son cerveau. L’horloge tictaquait, la mouche bourdonnait. Enfin Charles-Joseph commença d’une voix claire :
– Cette année, ça a été bien mieux. Le maréchal des logis l’a dit souvent lui-même. Le lieutenant Koppel m’a félicité aussi.
– J’en suis ravi, déclara le préfet d’une voix sépulcrale.
Il fit rentrer sa manchette sous sa manche en s’aidant du rebord de la table, on entendit son rude frottement.
– Continue ! dit-il, et il alluma une cigarette.
Cela signifiait qu’on pouvait commencer à prendre ses aises. Charles-Joseph posa son képi et ses gants sur un petit pupitre, se leva et entama le récit de tous les événements de l’année écoulée. Le père approuvait de la tête. Soudain, il s’écria :
– Mais, te voilà grand garçon, mon fils. Ta voix mue ! Amoureux peut-être ?
Charles-Joseph devint écarlate, son visage flamba comme un lampion rouge, il le présenta bravement au vieil homme.
– Pas encore, alors ? dit le préfet. Ne te trouble pas, continue.
Charles-Joseph déglutit. Sa rougeur disparut, il se sentit soudain grelotter. Puis il tira de sa poche sa liste de livres et la présenta à son père.
– Lectures fort convenables, dit le préfet. Résume-moi donc Zrinyi1, s’il te plaît !
Charles-Joseph raconta le drame acte par acte. Puis il se rassit, fatigué, pâle, la bouche sèche.
Il jeta un regard furtif sur l’horloge. Il n’était que dix heures et demie, l’examen allait encore durer une heure et demie. Il pouvait venir à l’esprit de son père de l’interroger en histoire ancienne ou en mythologie germanique.
Le préfet se promenait dans la pièce en fumant, la main gauche derrière le dos. La dextre jouait sous la manchette. Les rais de lumière s’intensifiaient sur le tapis, ils se rapprochaient de plus en plus de la fenêtre. Le soleil devait être déjà haut. Les cloches de l’église commençaient à tinter, leur bruit proche semblait tomber dans la pièce comme si elles sonnaient tout contre les épaisses jalousies. Aujourd’hui, M. von Trotta interrogeait uniquement en littérature. Il s’étendait en détail sur l’importance de Grillparzer, recommandait à son fils Adalbert Stifter et Ferdinand von Saar comme « lectures faciles » pour les jours de vacances.
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