Dans le haut
du champ un vieillard, dont le dos large et la figure sévère
rappelaient celui d’Holbein, mais dont les vêtements n’annonçaient
pas la misère, poussait gravement son areau de forme antique,
traîné par deux bœufs tranquilles, à la robe d’un jaune pâle,
véritables patriarches de la prairie, hauts de taille, un peu
maigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieux travailleurs
qu’une longue habitude a rendus frères, comme on les appelle dans
nos campagnes, et qui, privés l’un de l’autre, se refusent au
travail avec un nouveau compagnon et se laissent mourir de chagrin.
Les gens qui ne connaissent pas la campagne taxent de fable
l’amitié du bœuf pour son camarade d’attelage. Qu’ils viennent voir
au fond de l’étable un pauvre animal maigre, exténué, battant de sa
queue inquiète ses flancs décharnés, soufflant avec effroi et
dédain sur la nourriture qu’on lui présente, les yeux toujours
tournés vers la porte en grattant du pied la place vide à ses
côtés, flairant les jougs et les chaînes que son compagnon a
portés, et l’appelant sans cesse avec de déplorables mugissements.
Le bouvier dira : « C’est une paire de bœufs
perdue ; son frère est mort et celui-là ne travaillera plus.
Il faudrait pouvoir l’engraisser pour l’abattre ; mais il ne
veut pas manger et bientôt il sera mort de faim. »
Le vieux laboureur travaillait lentement, en
silence, sans efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressait
pas plus que lui ; mais, grâce à la continuité d’un labeur
sans distraction et d’une dépense de forces éprouvées et soutenues,
son sillon était aussi vite creusé que celui de son fils, qui
menait, à quelque distance, quatre bœufs moins robustes, dans une
veine de terres plus fortes et plus pierreuses.
Mais ce qui attira ensuite mon attention était
véritablement un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre. À
l’autre extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne
mine conduisait un attelage magnifique : quatre paires de
jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir et de fauve à reflets de
feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le
taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques,
ce travail nerveux et saccadé qui s’irrite encore du joug et de
l’aiguillon et n’obéit qu’en frémissant de colère à la domination
nouvellement imposée. C’est ce qu’on appelle des bœufs fraîchement
liés. L’homme qui les gouvernait avait à défricher un coin naguère
abandonné au pâturage et rempli de souches séculaires, travail
d’athlète auquel suffisaient à peine son énergie, sa jeunesse et
ses huit animaux quasi indomptés.
Un enfant de six à sept ans, beau comme un
ange, et les épaules couvertes, sur sa blouse, d’une peau d’agneau
qui le faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintres
de la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle à la charrue
et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et légère,
armée d’un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux frémissaient sous
la petite main de l’enfant et faisaient grincer les jougs et les
courroies liés à leur front, en imprimant au timon de violentes
secousses. Lorsqu’une racine arrêtait le soc, le laboureur criait
d’une voix puissante, appelant chaque bête par son nom, mais plutôt
pour calmer que pour exciter ; car les bœufs, irrités par
cette brusque résistance, bondissaient, creusaient la terre de
leurs larges pieds fourchus, et se seraient jetés de côté emportant
l’areau à travers champs si, de la voix et de l’aiguillon, le jeune
homme n’eût maintenu les quatre premiers, tandis que l’enfant
gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret, d’une
voix qu’il voulait rendre terrible et qui restait douce comme sa
figure angélique. Tout cela était beau de force ou de grâce :
le paysage, l’homme, l’enfant, les taureaux sous le joug ; et,
malgré cette lutte puissante où la terre était vaincue, il y avait
un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes
choses. Quand l’obstacle était surmonté et que l’attelage reprenait
sa marche égale et solennelle, le laboureur, dont la feinte
violence n’était qu’un exercice de vigueur et une dépense
d’activité, reprenait tout à coup la sérénité des âmes simples et
jetait un regard de contentement paternel sur son enfant qui se
retournait pour lui sourire. Puis la voix mâle de ce jeune père de
famille entonnait le chant solennel et mélancolique que l’antique
tradition du pays transmet, non à tous les laboureurs
indistinctement, mais aux plus consommés dans l’art d’exciter et de
soutenir l’ardeur des bœufs de travail. Ce chant, dont l’origine
fut peut-être considérée comme sacrée, et auquel de mystérieuses
influences ont dû être attribuées jadis, est réputé encore
aujourd’hui posséder la vertu d’entretenir le courage de ces
animaux, d’apaiser leurs mécontentements et de charmer l’ennui de
leur longue besogne. Il ne suffit pas de savoir bien les conduire
en traçant un sillon parfaitement rectiligne, de leur alléger la
peine en soulevant ou enfonçant à point le fer dans la terre :
on n’est point un parfait laboureur si on ne sait chanter aux
bœufs, et c’est là une science à part qui exige un goût et des
moyens particuliers.
Ce chant n’est, à vrai dire, qu’une sorte de
récitatif interrompu et repris à volonté. Sa forme irrégulière et
ses intonations fausses selon les règles de l’art musical le
rendent intraduisible. Mais ce n’en est pas moins un beau chant, et
tellement approprié à la nature du travail qu’il accompagne, à
l’allure du bœuf, au calme des lieux agrestes, à la simplicité des
hommes qui le disent, qu’aucun génie étranger au travail de la
terre ne l’eût inventé, et qu’aucun chanteur autre qu’un fin
laboureur de cette contrée ne saurait le redire. Aux époques de
l’année où il n’y a pas d’autre travail et d’autre mouvement dans
la campagne que celui du labourage, ce chant si doux et si puissant
monte comme une voix de la brise, à laquelle sa tonalité
particulière donne une certaine ressemblance. La note finale de
chaque phrase, tenue et tremblée avec une longueur et une puissance
d’haleine incroyable, monte d’un quart de ton en faussant
systématiquement. Cela est sauvage, mais le charme en est
indicible, et quand on s’est habitué à l’entendre, on ne conçoit
pas qu’un autre chant pût s’élever à ces heures et dans ces
lieux-là, sans en déranger l’harmonie.
Il se trouvait donc que j’avais sous les yeux
un tableau qui contrastait avec celui d’Holbein, quoique ce fût une
scène pareille. Au lieu d’un triste vieillard, un homme jeune et
dispos ; au lieu d’un attelage de chevaux efflanqués et
harassés, un double quadrige de bœufs robustes et ardents ; au
lieu de la mort, un bel enfant ; au lieu d’une image de
désespoir et d’une idée de destruction, un spectacle d’énergie et
une pensée de bonheur.
C’est alors que le quatrain français :
À la sueur de ton visaige, etc. et le O fortunatos…
agricolas de Virgile me revinrent ensemble à l’esprit, et
qu’en voyant ce couple si beau, l’homme et l’enfant, accomplir dans
des conditions si poétiques et avec tant de grâce unie à la force,
un travail plein de grandeur et de solennité, je sentis une pitié
profonde mêlée à un respect involontaire. Heureux le
laboureur ! Oui, sans doute, je le serais à sa place, si mon
bras, devenu tout d’un coup robuste, et ma poitrine devenue
puissante, pouvaient ainsi féconder et chanter la nature, sans que
mes yeux cessassent de voir et mon cerveau de comprendre l’harmonie
des couleurs et des sons, la finesse des tons et la grâce des
contours, en un mot la beauté mystérieuse des choses ! Et
surtout sans que mon cœur cessât d’être en relation avec le
sentiment divin qui a présidé à la création immortelle et
sublime.
Mais, hélas ! Cet homme n’a jamais
compris le mystère du beau, cet enfant ne le comprendra
jamais !… Dieu me préserve de croire qu’ils ne soient pas
supérieurs aux animaux qu’ils dominent, et qu’ils n’aient pas par
instants une sorte de révélation extatique qui charme leur fatigue
et endort leurs soucis ! Je vois sur leurs nobles fronts le
sceau du Seigneur, car ils sont nés rois de la terre bien mieux que
ceux qui la possèdent pour l’avoir payée. Et la preuve qu’ils le
sentent, c’est qu’on ne les dépayserait pas impunément, c’est
qu’ils aiment ce sol arrosé de leurs sueurs, c’est que le vrai
paysan meurt de nostalgie sous le harnais du soldat, loin du champ
qui l’a vu naître. Mais il manque à cet homme une partie des
jouissances que je possède, jouissances immatérielles qui lui
seraient bien dues, à lui, l’ouvrier du vaste temple que le ciel
est seul assez vaste pour embrasser. Il lui manque la connaissance
de son sentiment. Ceux qui l’ont condamné à la servitude dès le
ventre de sa mère, ne pouvant lui ôter la rêverie, lui ont ôté la
réflexion.
Eh bien ! Tel qu’il est, incomplet et
condamné à une éternelle enfance, il est encore plus beau que celui
chez qui la science a étouffé le sentiment. Ne vous élevez pas
au-dessus de lui, vous autres qui vous croyez investis du droit
légitime et imprescriptible de lui commander, car cette erreur
effroyable où vous êtes prouve que votre esprit a tué votre cœur et
que vous êtes les plus incomplets et les plus aveugles des
hommes !… J’aime encore mieux cette simplicité de son âme que
les fausses lumières de la vôtre ; et si j’avais à raconter sa
vie, j’aurais plus de plaisir à en faire ressortir les côtés doux
et touchants, que vous n’avez de mérite à peindre l’abjection où
les rigueurs et les mépris de vos préceptes sociaux peuvent le
précipiter.
Je connaissais ce jeune homme et ce bel
enfant, je savais leur histoire, car ils avaient une histoire, tout
le monde a la sienne, et chacun pourrait intéresser au roman de sa
propre vie, s’il l’avait compris… Quoique paysan et simple
laboureur, Germain s’était rendu compte de ses devoirs et de ses
affections. Il me les avait racontés naïvement, clairement, et je
l’avais écouté avec intérêt. Quand je l’eus regardé labourer assez
longtemps, je me demandai pourquoi son histoire ne serait pas
écrite, quoique ce fût une histoire aussi simple, aussi droite et
aussi peu ornée que le sillon qu’il traçait avec sa charrue.
L’année prochaine, ce sillon sera comblé et
couvert par un sillon nouveau. Ainsi s’imprime et disparaît la
trace de la plupart des hommes dans le champ de l’humanité.
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