Blok. Sa veuve proteste, mais telles sont les objections de la causaliste que, si la porte s’ouvrait pour laisser entrer Dimitri, soudain rendu au monde des vivants, Herminie ne s’étonnerait guère.

« Vous dites que M. Blok n’est pas mort, qu’il ne s’est pas tué, Louisa ?

— S’il est mort, s’il s’est tué, donnez-moi des raisons.

— Des raisons, des raisons ? » Mme Blok n’en manque pas, mais ce sont des raisons dont Mme Dumont-Dufour ne saurait pas se contenter. Aussi, elle est désolée de n’en point trouver d’autres.

« Dites toujours.

— Eh bien ! voilà. Primo, commence Mme Blok aussi intimidée que si elle passait son baccalauréat et aussi peu sûre d’elle-même que si elle avait par exemple à énumérer les affluents de la rive droite du Mississippi, primo, on se suicide beaucoup dans la famille Blok. J’avais été prévenue avant mon mariage, et ma grand-mère de la rue de Grenelle-Saint-Germain, qui avait épousé un homme roux et avait eu la moitié de ses enfants de la couleur de son mari, m’avait dit : « Tu sais, petite, le suicide c’est comme les cheveux poil-de-carotte. Pure affaire de chance. Les uns y échappent. Les autres pas. »

— L’hérédité israélite sans doute… insinue Mme Dumont-Dufour.

— Mais, chère amie, M. Blok n’était pas juif. Il était Russe.

— Juif ou Russe, je ne sais lequel vaut mieux. Au nom du Ciel, Herminie, comment avez-vous pu vous laisser aller jusqu’à commettre une telle imprudence. Épouser un Russe !

— Dimitri s’était fait naturaliser

— Le sang qui coulait dans ses veines en a-t-il changé du coup ?

— Évidemment non.

— Alors vous avez été victime du charme slave, Herminie.

— Je l’avoue, Louisa.

— Vous vous en repentez ? »

Mme Dumont-Dufour droite dans son fauteuil a grand air. Elle ressemble à la reine d’Angleterre, impératrice des Indes dont les omoplates n’ont jamais eu la faiblesse de toucher le dos d’un siège. Mme Dumont-Dufour a grand air. Ses traits se pétrifient. Elle incarne la justice. On dirait d’un grand inquisiteur au superlatif. Va-t-elle brûler Mme Blok dans sa salamandre, si Mme Blok, sur-le-champ, ne confesse qu’elle a bel et bien été victime du charme slave et n’abjure ? Mme Blok a peur. Mme Dumont-Dufour insiste :

« Vous défendez-vous ?

— Il y a une fatalité.

— La fatalité c’est un mot.

— Pourtant vous, qui aviez mis toutes les chances de votre côté, n’avez pas fait un mariage d’amour, mais avez épousé M. Dumont sans être victime d’aucun charme, vous n’avez pas été heureuse.

— Oui, mais j’ai ma conscience pour moi.

— Et moi quelques beaux souvenirs. Le soir de mes fiançailles, le jour de mon mariage, ma nuit de noces. »

Un soir de fiançailles, un jour de mariage, une nuit de noces ! En vérité il n’y a pas de discussion possible avec Mme Blok. Une nuit de noces ! Mme Dumont-Dufour éclate. Elle rit jaune, elle rit rouge, elle rit avec la gorge, le nez, la bouche, les yeux. Elle rit de toutes ses rides, les présentes et les futures, de tout son corps dont les os se disloquent sous du crêpe marocain noir. Mme Dumont-Dufour rit et ne fait pas semblant. Une nuit de noces ! Mme Blok ce n’est pas possible, vous vous moquez, une nuit de noces. Parlons-en des nuits de noces, Mme Dumont-Dufour n’a pas oublié la sienne :

M. Dumont, qui était alors capitaine, sans même prendre le temps de quitter ses bottes (il avait tenu à se marier en officier) la mordit à l’épaule, ne l’embrassa point, non la mordit à droite et près de la clavicule, et cela tandis que la jeune épousée se dévêtait dans le cabinet de toilette conjugal. M.