Son travail si bien commencé s’achève de lui-même. Elle le regarde, le surveille, en dépit d’une obscurité qui tombe et qu’elle ne dissipera point car elle sait que l’ombre peut être une alliée.
Alors, bien à l’aise, bien calée dans son fauteuil, elle attend que Pierre s’enfonce, se noie dans ses pensées.
Anormal, dégénéré ou fou ?
Parce que des muscles ne saillent point sous sa peau, parce que l’amour et ses manigances déchiquètent sa volonté, sa raison, doit-il prendre peur ?
Jamais pourtant il n’a connu la folie d’orgueil, ni prétendu renoncer à sa part de sagesse banale. Être un point dans la masse. Pas davantage. Il ne souhaite d’autre bonheur que celui de confondre son âme avec d’autres âmes dans un continent anonyme dont ses yeux, ses oreilles et les yeux et les oreilles de tous les hommes seraient les ports. Coraux d’intelligence, ses pensées propres, coraux de chair, ses papilles à jouir, sont si peu en face du domaine indivis. Rien qu’une presqu’île, pas même une presqu’île, une antenne, mérite le nom de Pierre Dumont et connaît les surprises d’un océan singulier. Mais de la mer d’aventures sont venus des bateaux coupables que son sang, aujourd’hui, porte en quête d’il ne sait quel refuge. Pensées mutilées, désirs sans figures, secrets trop bien aiguisés, tout cela est-il condamné à quelque naufrage qui ne sera même pas un terme.
La folie ?
Ratapoilopolis ?
Pierre déjà se désespère, s’attendrit, s’émeut d’un remords qui n’est point de ses propres fautes. Il se sent l’ombre d’un monstre et, comme toute ombre, destiné à exagérer encore les difformités de la créature, son principe. Son père ? un fou ? Par la faute de quel soleil de désespoir prolonge-t-il ce dément ? Une invisible charnière le rive à cet homme qui, là-bas, sur la route de Ratapoilopolis, dans deux mois, aura écrit 1.500 fois la même lettre à Mme de Pompadour. Photographie du subconscient : « Ça nous fait une belle jambe », dit invariablement Mme Dumont-Dufour interrogée à ce sujet. Photographie du subconscient : certaines tentations, certains jours de Pierre, ne coïncideront-ils point avec certaines tentations, certains jours du colonel, tout comme coïncident entre elles, les lettres écrites par un fou ?
« Tu es le portrait de ton père » ne manque de répéter Mme Dumont-Dufour, et c’est à croire qu’elle ne le constate que pour plus sûrement intoxiquer Pierre, et se mieux exaspérer elle-même.
« Tu es tout le portrait de ton père. » Dans les simples mots d’une petite phrase, elle découvre les possibilités de sa revanche sur l’univers entier dont elle n’a tiré ni joie ni extase, sur le colonel Dumont qu’elle a dû subir et Pierre qui est le contraire de ce qu’elle apprécie, c’est-à-dire d’elle-même.
Elle se répète qu’elle serait bien bête de se refuser le vrai, le seul plaisir qui lui ait jamais été offert : achever sur le fils une vengeance dont la volonté naquit du père : Hippolyte au négatif Pierre expiera pour un autre. Il l’a si bien compris qu’il laisse parler sa mère sans sourciller ou ne lui répond que par une boutade, chaque fois qu’il est personnellement mis en cause, comme s’il n’avait pas à rendre compte de ses propres actes ou bien comme s’il se désintéressait d’une vie qu’on lui demande de justifier. Au contraire, dès qu’il s’agit du colonel, avec une volonté qu’il qualifie, lui-même le premier, de puérile et de naïve, il cherche excuses et circonstances atténuantes. Ce ne sont point les fautes de Pierre Dumont qu’il défend, mais celles de son père dont il sait bien qu’on le fait héritier, à seule fin de lui en demander raison. Mais, quel que doive être le jugement, il estime qu’il n’y aurait pire lâcheté que de refuser de répondre aux nom et place d’un homme qu’on accuse sans qu’il puisse se défendre. Or cette vie du colonel Dumont, où enfant il prit la notion de faute, il ne peut en justifier les désordres que par la folie. Donc, il plaide folie et c’est pourquoi, en claire franchise, il explique à Mme Dumont-Dufour les tourments d’homme qui voit fuir sa raison. Mais Pierre est mauvais acteur. Il ne sait pas tirer parti d’un rôle qui l’use. Il s’émeut de ses propres phrases qui n’ont pas l’heur de toucher Mme Dumont-Dufour, et, parce qu’il ne veut point offrir quelques mots en l’air, le voilà parcourant la route qui mène à Ratapoilopolis. Le long du chemin, de s’apercevoir soudain que les tourments qu’il désigne pourraient fort bien porter son nom. Et ce sont autour de lui des faisceaux d’inquiétants rayons, des fouillis de flammes tordues, au milieu de quoi il lui faut lutter, se débattre sans espoir d’un astre simple.
Il se traite d’imbécile, de cabotin, et le plus triste est que certaines lumières, en dépit du trouble de leurs flammes, l’éclairent avec assez de dureté pour qu’il voie tout à coup que les comptes qu’il rend à Mme Dumont-Dufour au nom du colonel, il les rend moins en vérité pour son père que contre sa mère. Il ne s’agit point de l’obéissance à quelque sentiment d’amour filial ou de respect, mais d’un mépris, d’une haine qui sont les reflets du mépris, de la haine que Mme Dumont-Dufour, inconsciemment sans doute, voue à ce fils dont la présence prolonge l’homme qu’elle déteste aujourd’hui et que jamais elle n’a tenté d’aimer ni même cherché à comprendre.
C’est donc un duel.
Pierre qui n’a pas eu le choix de l’arme ni le bénéfice de la première attaque, Pierre sur la défensive, de toutes ses forces, veut prouver à Mme Dumont-Dufour que si elle a eu tel ou tel malheur c’est qu’elle les méritait, les attirait, Pierre a quelques mouvements précis et directs, mais alors même qu’il voit pâlir Mme Dumont-Dufour, il se dit que son pouvoir a ses limites dans un mal dont souvent déjà il a senti les menaces et il se rappelle toutes les fois qu’il a dû, pour s’oublier un peu, se forcer au travail, aux longues marches, à l’amour et même à la boisson, à la drogue. Et à peine une contrainte inexorablement imposée avait-elle eu son effet que, rentrée chez lui, Mme Dumont-Dufour, dans une de ces scènes qu’elle excelle à déchaîner à propos de tout ou de rien, avec une grande maestria, parvenait à lui faire sentir qu’il finirait bien par tomber au milieu de cet enfer dont lui-même essaie d’imaginer la démence et les affres pour mettre la confusion dans l’esprit de sa mère et l’émouvoir. Reine dans son salon d’Auteuil, comme Lucrèce de son rocher, Mme Dumont-Dufour qui contemple une mer de folie, là-bas, très loin, se rit des bateaux en péril. Elle a le chauffage central, l’eau chaude et froide sur les cuvettes, une salle de bain, l’électricité, le gaz, l’ascenseur, le monte-charge. Comme elle disait, lorsque le colonel avait fait quelque nouvelle frasque dont ces dames de la garnison ne lui épargnaient point le récit : « Rira bien qui rira le dernier », Mme Dumont-Dufour qui a pleuré plus d’une fois – elle ne s’est jamais rendu compte que c’était de rage – aujourd’hui détend ses lèvres, Mme Dumont-Dufour rit, tandis que le colonel au cabanon fait connaissance avec la camisole de force.
Et Pierre ce morveux qui ne se contente point de défendre son père mais qui pousse l’insolence jusqu’à menacer sa mère : « Vous êtes chrétienne… L’enfer… »
L’enfer, allons donc, Mme Dumont-Dufour rit de plus belle. C’est Pierre qui parle de l’enfer, Pierre qui n’entre jamais dans une église, ne fait pas ses Pâques, bien que sa digne mère se soit saignée aux quatre veines pour le mettre chez les pères, Pierre qui parle de l’enfer parce qu’elle manque prétendument de charité, c’est trop drôle.
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