Qu’il commence donc par respecter sa mère comme cette mère elle-même respectait son père le président Dufour. Après, on verra.
Et Mme Dumont-Dufour se grise de ricanements, de mots aigres, elle se grise en dilettante, en artiste, sans perdre un sang-froid qui lui permet d’ordonner sa victoire pour mieux en jouir, elle se grise, mais ne cesse pas une minute d’être maîtresse d’elle-même, tandis que Pierre finit toujours par suivre de dangereuses pensées en méandres qui le conduisent au milieu du marécage, au beau milieu de la nuit, à Ratapoilopolis.
Elle savoure son triomphe, en varie les nuances et goûte devant Pierre les joies d’une inimitié si visiblement incestueuse et telle que ce dernier, qui sent une volonté mauvaise acharnée contre lui, se surprend à murmurer un vers qu’il ne comprenait point du temps où on lui faisait apprendre par cœur, au lycée, du Racine :
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Les traits de son père.
Une ressemblance excite Mme Dumont-Dufour comme une soie écarlate le taureau.
Même si Pierre n’avait, dans le visage ou dans l’esprit, rien de commun avec le colonel Dumont, à force d’en entendre parler, il se serait demandé quels rapports pourraient exister entre leurs deux natures, ou bien peut-être se serait-il mis simplement et sans même se rendre compte à le singer car, dans les familles où certaine personnalité s’est affirmée par des qualités bonnes ou mauvaises, si les goûts ou les manies qui ont été sujets d’étonnement se transmettent, si les enfants sont des caricatures ou des portraits de qui s’est fait remarquer en faveur ou aux dépens des autres, il faut moins accuser la puissance du sang, l’hérédité ou quelque autre force prétendue naturelle que l’action exercée par les discours de ceux qui furent les témoins du grand homme (criminel ou génie, voire même simple original).
Ainsi naît un folklore de foyer où des créatures sont symboles de tel ou tel penchant, ainsi par tradition orale les enfants sont intoxiqués s’ils ne dépassent en forces propres ceux dont on leur parle ou qu’on propose sans se douter, modèles tout faits, à leur mimétisme.
Mme Blok, par exemple, qui, au contraire de Mme Dumont-Dufour, n’a pas d’intentions agressives, Mme Blok parce qu’elle n’arrive point, en dépit de tous ses efforts et de la cour que lui fait Bricoulet, à oublier le suicide de M. Blok, ne peut s’empêcher d’en parler à sa fille. Elle ne cesse de penser à la mort de son mari, mais ne se contente point de gémir sur son malheur et prend en pitié Diane qu’elle croit condamnée à une mort prochaine et volontaire. Et sans doute serait-elle fort étonnée si on lui disait — vérité de La Palice pourtant — qu’à force d’entendre parler du suicide, Diane pourrait bien finir par faire comme son père. Pour l’heure, effrayée du destin de sa maison, Mme Blok n’est pas loin de voir en Diane une Iphigénie qu’on lui ramènera quelque jour du rivage de Montparnasse la tempe trouée, ou la gorge fendue, ou tout le corps bleu de poison. Et dans le petit salon de l’avenue d’Orléans, tandis que la jeune fille, au début de chaque après-midi avant de partir pour l’atelier, prépare couleurs, pinceaux, crayons, c’est, au moment du café, une plainte monotone suivie de l’éternelle recommandation : « Fais attention aux voitures, ma Dianette, mais surtout ne te laisse pas aller à tes pensées tristes. Pense à ta mère. Si tu mourais je serais seule au monde. Ne suis pas l’exemple de ton pauvre père. Ah ! que n’ai-je écouté ma grand-mère de la rue de Grenelle-Saint-Germain, qui avait épousé un homme roux. La chère femme m’avait prévenue lors de mon mariage. Je l’entends encore me répéter : « On se suicide beaucoup dans la famille Blok et le suicide c’est comme les cheveux poil-de-carotte. Quand c’est dans une famille ça n’en sort plus. Le mieux qu’on puisse espérer c’est que ça saute une génération ou deux. »
Diane a déjà son chapeau sur la tête : « Au revoir, maman. » Mme Blok ne la laisse partir que lorsqu’elle a juré que jamais, quoi qu’il advienne, elle ne se tuera. Diane prête serment et rit, mais elle a descendu deux ou trois étages que Mme Blok, toujours penchée sur la rampe d’escalier, conseille : « Et surtout, ne te laisse pas aller à tes pensées tristes. »
Or Diane a beau rire de la grand-mère de la rue de Grenelle-Saint-Germain et de sa théorie sur le suicide et les cheveux roux, tout comme d’ailleurs jadis en riait cette chère Herminie alors qu’elle voulait, en dépit de tout et de tous, épouser Dimitri Blok, Diane a beau rire, souvent il lui arrive de considérer le suicide comme une menace contre quoi on ne saurait trop se prémunir. Au reste, cette menace parfois prend la qualité d’une promesse et, bien des jours d’anxiété ou de mélancolie, voire même de simple fatigue, certains gestes homicides ont, pour la tenter, une fraîcheur de porte profonde dans une rue trop chaude en plein midi. Alors, elle ne peut penser à quoi que ce soit, sans conclure : « Ce n’est pas pour des prunes que nous habitons au cinquième », ou : « Les revolvers ne sont pas faits pour les chiens. » Mais Diane a de bonnes couleurs de bons muscles et un bon appétit, et des propositions telles que : « Ce n’est pas pour rien que nous habitons au cinquième, » ou : « Les revolvers ne sont pas faits pour les chiens » et d’autres encore de la même farine, au lieu de l’empoisonner une fois pour toutes, ont sur elle l’action des microbes, vaccin contre la maladie que dans d’autres proportions, ils eussent donnée. Ainsi, des germes, dont, à première vue, on eût cru qu’ils tueraient, préservent de cette mort même qu’ils portent en eux. N’empêche qu’une légère fièvre, une éruption en miniature travaillent, un temps au moins, les vaccinés sentimentaux et les autres.
Les remarques de Mme Blok et de Mme Dumont-Dufour sur le suicide et la folie ont donc fait de Diane et de Pierre des frère et sœur dont la parenté acquise dès ses débuts prit d’autant plus de force que l’angoisse de Diane alors, chaque jour, s’affirmait davantage et que celle de Pierre n’a jamais cessé de croître.
Mais l’obsession de Mme Blok manque de ressources. Sa rengaine assez peu variée souffre qu’on s’y habitue, si bien que sa fille arrive à ne plus entendre la litanie plaintive et monocorde.
Ainsi, peu à peu, au lieu de s’effrayer du trop lourd héritage des Blok, sous quoi sa mère déjà voyait ployer ses épaules, elle a redressé la taille, s’est rappelé qu’il faut respirer par le nez. Au matin, elle ouvre la fenêtre et se lave la poitrine de l’air d’un Montrouge qu’elle s’efforce à confondre, pour la bonne humeur et la santé, avec la courageuse banlieue sa voisine. Alors, qu’importe si pour la millième fois Mme Blok décrit son salon, ses invités, sa robe, ses bas, ses souliers, récite le menu et la carte des vins du dîner qu’elle offrait le soir même où ce pauvre Dimitri, en pantalons à grands carreaux et bras de chemise, tandis que, depuis une heure — et que Dieu daigne dans sa miséricorde voir la folie d’une telle conduite et ne refuse point à ce maître de maison qui perdit la tête un paradis fermé à qui se donne volontairement la mort — il eût dû être en smoking… et tralalalalalalalalala, se chantonne Diane, sans volonté d’insolence, mais seulement parce qu’elle est jeune, aime les fruits, la danse, préfère la citronnade à la vodka, au champagne même et rêve volontiers des chemins de montagne à la nuit tombante ou d’une eau de mer qui parfume ses bras de nageuse au soleil. Et elle embrasse la peau, qui recouvre un biceps dont elle est assez fière. Cette peau qui ne sent plus le sel est une peau de Paris. Paris. Elle doit aller maintenant à son atelier, ce soir dans tel café de Montparnasse, demain à un bal au profit d’elle ne sait quels Russes, après-demain… elle se dit que tout cela l’ennuierait fort si Pierre… Elle s’arrête. Pas un travail, pas une fête ne lui plaisent sans Pierre. D’autres pourtant sont plus sûrs, plus charmeurs même que ce grand enfant capricieux et grognon. Qu’importe.
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