Ils me font rire avec leurs mots savants. N’empêche que mon pauvre Pierrot est bel et bien le fils et moi la femme d’un fou. »
— Elle pleure : « Un fou.
— Un fou, répond l’écho.
— Pensez donc, encore deux mois et le colonel aura écrit quinze cents lettres à Mme de Pompadour. Il y a eu à son sujet une communication à l’académie de médecine. Mais la communication à l’académie c’est encore de la monnaie de singe. »
Puis, faisant les honneurs de cette folie, comme tout à l’heure de son appartement : « Voulez-vous voir l’une de ces lettres ? Vous pensez, on ne les garde pas toutes à l’asile. Si le colonel vit encore vingt ans, il faudrait ajouter une aile pour le dépôt de ses élucubrations. Le docteur m’en a confié plusieurs. Je les ai là dans mon secrétaire. Je vais vous les chercher… »
Mme Dumont-Dufour est revenue avec deux de ces lettres : « Regardez, comparez, vous voyez que la virgule de la troisième ligne correspond bien avec la virgule de la troisième ligne sur l’autre feuille. Regardez, comparez. »
Derrière son face-à-main, Mme Blok regarde, compare et lit :
« À Madame de Pompadour
en dépit du temps et de l’espace.
« Madame,
« Je vous salue.
« N’allez pas croire que vous envoie un simple petit bonjour de cette maison, un corps aux yeux crevés dont, pourtant, il faut que je sois l’âme.
« Je suis prisonnier à Ratapoilopolis, Madame.
« La persécution commença dès Saint-Cyr, où mes camarades me baptisèrent Ratapoil. Elle se continue aujourd’hui et, colonel et inventeur, je suis condamné à pourrir dans une grande bâtisse, je vous le répète, marquise, un corps aux yeux crevés dont pourtant il faut que je sois l’âme.
« Madame la marquise de Pompadour, si un colonel de la troisième République s’adresse à vous, soyez bien persuadée qu’il n’ignore point à quels fâcheux commentaires va prêter cette correspondance. Le colonel Dumont écrit à la Pompadour. Je vois d’ici la tête des francs-maçons, de ma femme, du ministre, des amiraux et de tous les officiers de toute la marine française. Les uns et les autres vont, à leur habitude, arguer de ma folie, comme ils n’ont arrêté de le faire, depuis le jour où, en Algérie, j’ai trouvé le moyen de supprimer les vaisseaux de guerre en attachant aux roues de canons des feuilles de palmier qui faisaient nageoire. Ainsi chaque pièce d’artillerie pouvait facilement, sans frais, devenir poisson mitrailleur.
« Le poisson mitrailleur. Parce que mon invention déplaisait au ministre, aux amiraux, aux officiers qu’elle rendait désormais inutiles, après avoir fait alliance avec ma femme, ils m’ont enfermé à Ratapoilopolis avec les fous. Et là, parmi les monstres de l’esprit et du cœur, je demeure le seul à posséder ma raison, mon génie d’inventeur.
« Un vieux dur à cuire, comme moi, ne sait pas, Madame, composer des bluettes. Je n’irai donc point par quatre chemins. Si j’implore votre bon cœur, c’est que, à parler franc, vous n’êtes pas ce qu’on appelle une femme de devoir. Bravo. J’en ai assez des femmes de devoir. La colonelle Dumont qui en est une m’apparaît de près et de loin comme une simple emmerdeuse.
« Une emmerdeuse. Excusez le mot, marquise. Il est rude, j’en conviens, mais lui seul donne idée du caractère et de la nature de la personne en question, car, si je ne suis pas encore fou, il faut bien dire que la fille du président Dufour, mon épouse, n’a jamais manqué de faire tout ce qu’il fallait pour que je le devinsse. Dans le plus innocent plaisir, elle découvrait un crime : « Pourquoi cet Amer-Picon, avant le dîner ? Si tu continues je cacherai cette bouteille comme j’ai déjà caché la bouteille de fine. On t’a vu sortir d’une maison à gros numéro. Tu n’as pas honte ! Un colonel de la troisième République. Noblesse oblige ! » Et elle n’arrêtait pas de la journée.
« Mme Dumont — qui, entre parenthèses, se fait appeler Mme Dumont-Dufour comme si elle avait honte de porter le nom d’un des plus grands inventeurs du XXe siècle — Mme Dumont n’est d’ailleurs point la seule à qui je suis bien forcé d’en vouloir. Je n’ai pas moins de griefs contre la République.
« Tant pis si cette lettre tombe entre les mains de ma femme, du ministre, des amiraux ou des francs-maçons. J’affirme que la République, avec son corps de pierre, ses seins d’acier et son tablier de bonne à tout faire, est un monstre, un monstre qui va pieds nus dans les terres labourées.
« Et certes, Madame, elle ne saurait porter ces jolis souliers dont les talons firent la gloire du règne de votre Roi, ces souliers à talons Louis XV avec lesquels une femme de devoir, du genre de Mme Dumont-Dufour, n’a jamais pu marcher.
« Je vous implore, Madame, vous et vos talons, de Ratapoilopolis.
« Serviteur, Madame.
« Colonel Dumont »
Mme Dumont-Dufour interroge : « Qu’est-ce que vous en dites ? »
D’un geste de la main, Mme Blok fait comprendre que si elle ne dit rien, elle n’en pense pas moins.
Alors Mme Dumont-Dufour de prendre enfin le ton de l’indulgence :
« Pauvre colonel, il est à plaindre au fond. Que son fils profite de la leçon.
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