Oui, chaque fois que Pierre rentre tard dans la nuit ou un peu éméché, je lui donne son père en exemple… à ne pas suivre. Il a vu où mènent la boisson, la débauche. Mais les enfants sont étranges dans notre siècle, Mme Blok. Pierre n’a pu s’entendre avec son père tant qu’il a vécu à la maison, eh bien ! croiriez-vous que maintenant il prend sa défense, en chaque occasion. Parfois, si bizarre est son jugement sur les êtres et les choses que j’en viens à me demander s’il n’est pas destiné lui aussi à finir à Ratapoilopolis.
« Ratapoilopolis. Quel nom. Il faut bien être fou pour l’avoir trouvé, surtout le colonel qui n’a pas d’imagination à l’état sain. Polis, ça veut dire ville en grec. Ratapoilopolis, ville des Ratapoils. À Saint-Cyr on appelait M. Dumont Ratapoil parce qu’il était tout velu. »
Mme Blok pense aux poils du colonel. Des poils sur le torse, les bras, les jambes, partout. Elle ferme les yeux. M. Blok avait la peau blanche, imberbe. Les doigts de Mme Blok où ressuscitent des fourmis se rappellent qu’ils aimaient à caresser cet épiderme parfait.
Tout de même une peau sans poil est lassante. Les poils du colonel. Des poils drus sur une poitrine large, des poils qui font une prairie rugueuse, puis se divisent en allées jusqu’aux hanches étroites. Mme Blok ferme les yeux. Qu’elle a de peine à supporter son veuvage. Heureusement que Bricoulet n’est pas un matamore, l’automne de cette pauvre Herminie est si chaud qu’elle finirait par céder. Pourquoi se rappelle-t-elle à l’instant que Dimitri, qui n’était pas timide au lit, l’appelait « ma chère petite putain » ? Mme Blok n’est pas une vierge folle. Et pourtant dans quel état se met-elle, rien que de penser à un homme, au colonel. Sa main, cette petite main grasse et gantée, bien à plat sur le bras du fauteuil, elle l’imagine fourrageant la toison pectorale du colonel. Blok, lui, se parfumait. Pour le colonel, il doit sentir bien meilleur que l’œillet ou la fougère de Saint-Germain. Des narines ouvertes à deux battants découvrent l’odeur de l’Afrique du lion, de la bête fauve, de l’homme, quoi.
Mme Blok ne manque plus d’audace :
« Il doit être devenu bien maigre là-bas à Ratapoilopolis.
— Oui, et déjà il était si sec, sec…
— … Comme un coup de trique, achève d’un souffle Mme Blok.
— C’est bien cela, sec comme un coup de trique et brutal.
— Moi j’avais un mari si doux qu’il en devenait vicieux. Du colonel, au moins, vous devez garder le souvenir d’un mâle.
— Un mâle… Suis-je donc une femelle pour que le souvenir d’un mâle me soit aussi agréable que vous semblez le supposer ? Ces choses-là ne m’ont jamais intéressée, madame. »
Et, pour faire honte à Mme Blok, d’expliquer sa vertu.
« L’amour, Mme Blok, l’amour physique, c’est-à-dire la sorte d’amour dont sont seuls capables des hommes du genre de mon mari et les femmes qu’intéressent les hommes de ce genre, l’amour, Mme Blok est une chose assez dégoûtante. D’abord ça tache les draps si on ne fait pas attention, et puis ça sent mauvais.
— Ça sent mauvais, comment pouvez-vous dire ? Je ne connais rien à la peinture, encore moins à la littérature, madame, mais j’aime la musique et je raffole des parfums ! Eh bien, si vous aviez le nez creux, vous sauriez que toutes les odeurs, au fond, à les respirer d’un peu près et avec attention sentent… oui, parfaitement.
— Le colonel, lui, sentait tout juste le bouc. Les poils de ses jambes me piquaient.
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