La Pesanteur et la grâce

 

LA PESANTEUR ET LA GRACE

 

PAR

 

SIMONE WEIL

 

 

 

10 18

 

© 1948 by Librairie Plon Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S.

INTRODUCTION

La Pesanteur et la Grâce que nous offrons aujourd’hui au grand public est un recueil de pensées consacrées à l’étude des problèmes surnaturels. Elles sont extraites des cahiers intimes tenus entre 1940 et 1942, pendant l’occupation allemande, par une jeune fille juive, professeur de philosophie. Ce livre admirable rejoint Pascal et Kierkegaard. Il parut en 1948. Son auteur était mort cinq ans avant en Angleterre laissant derrière elle une œuvre immense, en grande partie inédite, en tout cas inconnue du public.

Les pages brûlantes, les courtes pensées que Monsieur Gustave Thibon avait réunies sous le titre : La Pesanteur et la Grâce sont écrites dans une langue dense et impeccable qu’anime par moment un tendre frémissement exalté. Elles traitent des plus hauts sujets, les seuls qui finalement importent : l’amour de Dieu, le malheur humain, la bonne utilisation du temps, le renoncement, la charité, la pratique des vertus surnaturelles.

La parution de ce petit livre éveilla immédiatement chez les lecteurs un écho retentissant. Un souffle pur passait soudain sur une humanité qui » au lendemain de la guerre, n’osait plus se regarder au miroir. L’homme venait de se montrer capable de retourner, en quelques années, à la sauvagerie la plus cynique. Les vies avaient été sacrifiées par dizaine de millions. La torture et les persécutions raciales étaient réapparues dans leur hideuse férocité. Les déplacements massifs de population avaient été faits, sans aucun respect de l’attachement passionné que les petites gens portent naturellement aux lieux dans lesquels ils ont longtemps lutté, vécu, aimé et souffert. L’homme était-il donc une brute définitivement matérialisée ? Une conscience humaine comptait-elle pour rien ? Sous doutions, en 1948, de tout et de nous-mêmes. Sous ne parvenions pas à nous récupérer complètement. Ce petit livre nous élevait au-dessus de nous-mêmes. Il nous apportait l’espérance et la fierté d’être des hommes créés par Dieu à son image.

Une question était toutefois sur toutes les lèvres. Cette Simone Weil, hier totalement inconnue, cette jeune femme à la destinée singulière, dont le génie éclatait dans ces quelques pages qui était-elle donc ?

Simone Weil était la fille d’un médecin parisien à la bonté éclatante et d’une mère à la grande intelligence. Elle naît le 3 février 1909. Elle fait ses études dans différents lycées parisiens entre 1919 et 1928 où elle eut successivement pour professeur de philosophie Le Senne et Alain. Elle est reçue alors à l’École Normale Supérieure où elle prépare l’agrégation de philosophie, qu’elle passe avec succès en 1931.

Simone Weil est donc d’abord une femme cultivée, une intellectuelle (au bon sens du terme) et une universitaire. Sa carrière semble tracée. Il lui suffit de se laisser porter. Elle a une profession qu’elle exerça effectivement entre 1931 et 1938 dans différentes villes de province : au Puy, à Auxerre, à Roanne, à Bourges, à Saint-Quentin.

Elle est un professeur de philosophie original comme les autres. Elle croit totalement à ce qu’elle enseigne. Elle est une jeune fille déjà tourmentée par une vocation de charité naturelle très marquée qui la mènera vers l’autre, vers la charité surnaturelle et la mort. Elle ne peut résister au besoin de partager la misère des autres. Elle est déjà, elle restera toute sa brève vie : l’amante du malheur.

Au Puy, où elle commence d’enseigner, elle fait scandale. Elle partage son traitement entre des ouvriers chômeurs dont elle conduit jusqu’à la mairie la délégation. Elle veut connaître la condition ouvrière dont elle découvre la terrible monotonie et la dépendance au cours de l’hiver 1934-35. Elle travaille, alors, dans des usines de métallurgie parisiennes. Elle fait un voyage au Portugal. Elle entend chanter les femmes de ces pauvres pécheurs qui processionnent autour des barques. La tristesse de leurs cantiques la poigne.