Nous avons la possibilité d’être des médiateurs entre Dieu et la partie de création qui nous est confiée. Il faut notre consentement pour qu’à travers nous il perçoive sa propre création. Avec notre consentement il opère cette merveille. Il suffirait que j’aie su me retirer de ma propre âme pour que cette table nue j’ai devant moi ait l’incomparable fortune d’être vue par Dieu, Dieu ne peut aimer en nous que ce contentement à nous retirer pour le laisser passer, comme lui-même, créateur, s’est retiré pour nous laisser être. Cette double opération n’a pas d’autre sens que l’amour, comme le père donne à son enfant ce qui permettra à l’enfant de faire un présent le jour de l’anniversaire de son père. Dieu qui n’est pas autre chose qu’amour n’a pas créé autre chose que de l’amour.

Toutes les choses que je vois, entends, respire, touche, mange, tous les êtres que je rencontre, je prive tout cela du contact avec Dieu, et je prive Dieu du contact avec tout cela dans la mesure où quelque chose en moi dit je.

Je peux faire quelque chose pour tout cela et pour Dieu, à savoir me retirer, respecter le tête-à-tête.

L’accomplissement strict du devoir simplement humain est une condition pour que je puisse me retirer. Il use peu à peu les cordes qui me retiennent sur place et m’en empêchent.

Je ne puis pas concevoir la nécessité que Dieu m’aime, alors que je sens si clairement que, même chez les êtres humains, de l’affection pour moi ne peut être qu’une méprise. Mais je me représente sans peine qu’il aime cette perspective de la création qu’on ne peut avoir que du point où je suis. Mais je fais écran. Je dois me retirer pour qu’il puisse la voir.

Je dois me retirer pour que Dieu puisse entrer en contact avec les êtres que le hasard met sur ma route et qu’il aime. Ma présence est indiscrète comme si je me trouvais entre deux amants ou deux amis. Je suis non pas la jeune fille qui attend un fiancé, mais le tiers importun qui est avec deux fiancés et doit s’en aller afin qu’ils soient vraiment ensemble.

Si seulement je savais disparaître, il y aurait union d’amour parfait entre Dieu et la terre où je marche, la mer que j’entends…

Qu’importe ce qu’il y a en moi d’énergie, de dons, etc ? J’en ai toujours assez pour disparaître.

« Et la mort à mes yeux ravissant la clarté

Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté… »

 

Que je disparaisse afin que ces choses que je vois deviennent, du fait qu’elles ne seront plus choses que je vois, parfaitement belles.

Je ne désire nullement que ce monde créé ne me soit plus sensible, mais que ce ne soit plus à moi qu’il soit sensible. À moi, il ne peut aire son secret qui est trop haut. Que je parte, et le créateur et la créature échangeront leurs secrets.

Voir un paysage tel qu’il est quand je n’y suis pas…

Quand je suis quelque part, je souille le silence du ciel et de la terre par ma respiration et le battement de mon cœur.

LA NÉCESSITÉ ET L’OBÉISSANCE

Le soleil luit sur les justes et sur les injustes. Dieu se fait nécessité. Deux faces de la nécessité exercée et subie. Soleil et croix.

Accepter d’être soumis à la nécessité et n’agir qu’en la maniant.

Subordination : économie d’énergie. Grâce à elle, un acte d’héroïsme peut être accompli sans que celui qui ordonne ni celui qui obéit aient besoin d’être des héros.

Parvenir à recevoir des ordres de Dieu.

Dans quels cas est-ce que la lutte contre une tentation épuise l’énergie attachée au bien, et dans quels cas est-ce qu’elle la fait monter dans l’échelle des qualités d’énergie ?

Cela doit dépendre de l’importance respective du rôle de la volonté et de l’attention.

Il faut mériter, à force d’amour, de subir une contrainte.

L’obéissance est la vertu suprême. Aimer la nécessité. La nécessité est ce qu’il y a de plus bas par rapport à l’individu (contrainte, force, une « dure nécessité ») ; la nécessité universelle en délivre.

Il y a des cas ou une chose est nécessaire du seul fait qu’elle est possible. Ainsi manger quand on a faim, donner à boire à un blessé mourant de soif, l’eau étant tout près. Ni un bandit ne s’en abstiendrait ni un saint.

Par analogie, discerner les cas où, bien que cela n’apparaisse pas aussi clairement à première vue, la possibilité implique une nécessité. Agir dans ces cas et non dans les autres.

Le grain de grenade. On ne s’engage pas à aimer Dieu, on consent à l’engagement qui a été opéré en soi-même sans soi-même.

Faire seulement, en fait d’actes de vertu, ceux dont on ne peut pas s’empêcher, ceux qu’on ne peut pas ne pas taire, mais augmenter sans cesse par l’attention bien dirigée la quantité de ceux qu’on ne peut pas ne pas faire.

Ne pas faire un pas, même vers le bien, au-delà de cela quoi on est poussé irrésistiblement par Dieu, et cela dans l’action, dans la parole et dans la pensée. Mais être disposé à aller sous sa poussée n’importe où, jusqu’à la limite (la croix…). Être disposé au maximum, c’est prier pour être poussé, mais sans savoir où.

Si mon salut éternel était sur cette table sous la forme d’un objet et qu’il n’y eût qu’à étendre la main pour le saisir, je ne tendrais pas la main sans en avoir reçu l’ordre.

Détachement des fruits de l’action. Se soustraire à cette fatalité. Comment ?

Agir, non pour un objet, mais par une nécessité. Je ne peux pas faire autrement. Ce n’est pas une action, mais une sorte de passivité.