Le beau est ce qu’on
ne peut pas vouloir changer. Prendre puissance sur, c’est souiller. Posséder, c’est
souiller.
Aimer purement, c’est consentir à la distance, c’est adorer
la distance entre soi et ce qu’on aime.
L’imagination est toujours liée à un désir, c’est-à-dire à
une valeur. Seul le désir sans objet est vide d’imagination. Il y a présence
réelle de Dieu dans toute chose que l’imagination ne voile pas. Le beau capture
le désir en nous et le vide d’objet en lui donnant un objet présent et en lui
interdisant ainsi de s’élancer vers l’avenir.
Tel est le prix de l’amour chaste. Tout désir de jouissance
se situe dans l’avenir, dans l’illusoire. Au lieu que si l’on désire seulement
qu’un être existe, il existe : que désirer alors de plus ? L’être
aimé est alors nu et réel, non voilé par de l’avenir imaginaire. L’avare ne
regarde jamais son trésor sans l’imaginer n fois plus grand. Il faut être mort
pour voir les choses nues.
Ainsi, dans l’amour, il y a chasteté ou manque de chasteté
selon que le désir est dirigé ou non vers l’avenir.
En ce sens, et à condition qu’il ne soit pas dirigé vers une
pseudo-immortalité conçue sur le modèle de l’avenir, l’amour qu’on voue aux
morts est parfaitement pur. Car c’est le désir d’une vie finie qui ne peut plus
rien donner de nouveau. On désire que le mort ait existé, et il a existé.
Là où l’esprit cesse d’être principe, il cesse aussi d’être
fin. D’où la connexion rigoureuse entre la « pensée » collective sous
toutes ses formes et la perte du sens, du respect des âmes. L’âme, c’est l’être
humain considéré comme ayant une valeur en soi. Aimer l’âme d’une femme, c’est
ne pas penser à cette femme en fonction de son propre plaisir, etc. L’amour ne
sait plus contempler, il veut posséder (disparition de l’amour platonique[4]).
C’est une faute que de désirer être compris avant de s’être
élucidé soi-même à ses propres yeux. C’est rechercher des plaisirs dans l’amitié,
et non mérités. C’est quelque chose de plus corrupteur encore que l’amour. Tu
vendrais ton âme pour l’amitié.
Apprends à repousser l’amitié, ou plutôt le rêve de l’amitié.
Désirer l’amitié est une grande faute. L’amitié doit être une joie gratuite
comme celles que donne l’art, ou la vie. Il faut la refuser pour être digne de
la recevoir : elle est de l’ordre de la grâce (« Mon Dieu,
éloignez-vous de moi… »). Elle est de ces choses qui sont données par
surcroît. Tout rêve d’amitié mérite d’être brisé. Ce n’est pas par hasard que
tu n’as jamais été aimée… Désirer échapper à la solitude est une lâcheté. L’amitié
ne se recherche pas, ne se rêve pas, ne se désire pas ; elle s’exerce (c’est
une vertu). Abolir toute cette marge de sentiment, impure et trouble. Schluss !
Ou plutôt (car il ne faut pas élaguer en soi avec trop de
rigueur), tout ce qui, dans l’amitié, ne passe pas en échanges effectifs doit
passer en pensées réfléchies. Il est bien inutile de se passer de la vertu
inspiratrice de l’amitié. Ce qui doit être sévèrement interdit, c’est de rêver
aux jouissances du sentiment. C’est de la corruption.
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