On ne peut la
contempler ni en soi comme tel ni en autrui comme tel.
L’extrême malheur qui saisit les êtres humains ne crée pas
la misère humaine, il la révèle seulement.
Le péché et les prestiges de la force. Du fait que l’âme
tout entière n’a pas su connaître et accepter la misère humaine, on croit qu’il
y a de la différence entre les êtres humains, et par là, on manque à la justice,
soit en faisait une différence entre nous et autrui, soit en faisant acception
de personnes parmi les autres.
Cela vient de ce que l’on ne sait pas que la misère humaine
est une quantité constante et irréductible, aussi grande en chaque homme qu’elle
peut l’être, et que la grandeur vient d’un seul Dieu, de sorte qu’il y a
identité entre un homme et un autre.
On s’étonne que le malheur n’ennoblisse pas. C’est que, quand
on pense un malheureux, on pense à son malheur. Mais le malheureux ne pense pas
à son malheur : il a l’âme emplie de n’importe quel infime allègement qu’il
puisse convoiter.
Comment n’y aurait-il pas du mal dans le monde ? Il
faut que le monde soit étranger à nos désirs. S’il l’était sans contenir de mal,
nos désirs alors seraient entièrement mauvais. Il ne le faut pas.
Il y a toutes les gammes de distance entre la créature et
Dieu. Une distance où l’amour de Dieu est impossible. Matière, plantes, animaux.
Le mal est si complet là qu’il se détruit ; il n’y a plus de mal : miroir
de l’innocence divine. Nous sommes au point où l’amour est tout juste possible.
C’est un grand privilège, car l’amour qui unit est proportionnel à la distance.
Dieu a créé un monde qui est non le meilleur possible, mais
comporte tous les degrés de bien et de mal. Nous sommes au point où il est le
plus mauvais possible. Car au-delà est le degré où le mal devient innocence.
LE MALHEUR
Souffrance : supériorité de l’homme sur Dieu.
Il a fallu l’incarnation pour que cette supériorité ne fût
pas scandaleuse.
Je ne dois pas aimer ma souffrance parce qu’elle est utile, mais
parce qu’elle est.
Accepter ce qui est amer ; il ne faut pas que l’acceptation
rejaillisse sur l’amertume et la diminue, sans quoi l’acceptation diminue
proportionnellement en force et en pureté. Car l’objet de l’acceptation, c’est
ce qui est amer en tant qu’amer et non pas autre chose. – Dire comme Ivan
Karamazov : rien ne peut compenser une seule larme d’un seul enfant. Et
pourtant accepter toutes les larmes, et les innombrables horreurs qui sont
au-delà des larmes. Accepter ces choses, non pas en tant qu’elles
comporteraient des compensations, mais en elles-mêmes. Accepter qu’elles soient
simplement parce qu’elles sont.
S’il n’y avait pas de malheur en ce monde, nous pourrions
nous croire au paradis.
Deux conceptions de l’enfer. L’ordinaire (souffrance sans
consolation) ; la mienne (fausse béatitude, se croire par erreur au
paradis).
Pureté plus grande de la douleur physique (Thibon). De là, dignité
plus grande du peuple.
Ne pas chercher à ne pas souffrir ni à moins souffrir, mais
à ne pas être altéré par la souffrance.
L’extrême grandeur du christianisme vient de ce qu’il ne
cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel
de la souffrance.
Il faut s’efforcer autant qu’on peut d’éviter le malheur, afin
que le malheur qu’on rencontre soit parfaitement pur et parfaitement amer.
La joie est la plénitude du sentiment du réel.
Mais souffrir en conservant le sentiment du réel est mieux. Souffrir
sans sombrer dans le cauchemar. Que la douleur soit, en un sens purement
extérieure, en un sens purement intérieure. Pour cela, il faut qu’elle réside
dans la sensibilité seulement. Elle est alors extérieure (comme étant hors des
parties spirituelles de l’âme) et intérieure (comme concentrée tout entière, sur
nous-mêmes, sans rejaillir sur l’univers pour l’altérer).
Le malheur contraint à reconnaître comme réel ce qu’on ne
croit pas possible.
Malheur : le temps emporte l’être pensant malgré lui
vers ce qu’il ne peut pas supporter et qui viendra pourtant. « Que ce
calice s’éloigne de moi. » Chaque seconde qui s’écoule entraîne un être
dans le monde vers quelque chose qu’il ne peut pas supporter.
Il y a un point de malheur où l’on n’est plus capable de
supporter ni qu’il continue ni d’en être délivré.
La souffrance n’est rien, hors du rapport entre le passé et
l’avenir, mais quoi de plus réel pour l’homme que ce rapport ? Il est la
réalité même.
Avenir. On pense que cela viendra demain jusqu’au moment où
on pense que cela ne viendra jamais.
Deux pensées allègent un peu le malheur. Ou qu’il va cesser
presque immédiatement ou qu’il ne cessera jamais. Impossible ou nécessaire. Mais
on ne peut pas penser qu’il est simplement. Cela est insoutenable.
« Ce n’est pas possible. » Ce qui n’est pas
possible, c’est de penser un avenir où le malheur continuerait. L’élan naturel
de la pensée vers l’avenir est arrêté, l’être est déchiré dans son sentiment du
temps. « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous ? »
L’être qui ne peut supporter de penser ni an passé ni à l’avenir :
il est abaissé jusqu’à la matière.
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