Déjà quelque chose en elle s’était relâché, et elle doutait de pouvoir lutter plus longtemps. Elle n’arrêta pas de marcher, deux heures durant, comme par sentiment du devoir. La femme n’était visible nulle part. Mais cela ne lui faisait plus mal. Elle ne souhaitait presque plus cette rencontre, tellement elle se sentait à bout de forces. Elle scrutait les visages des gens, et tous lui semblaient étrangers, morts, et d’une certaine façon sans vie. Tout cela était d’une certaine façon déjà loin, perdu, et ne lui appartenant plus.
Mais à un moment, elle sursauta. En jetant un coup d’œil autour d’elle, elle crut avoir senti soudain de l’autre côté de la rue, au milieu de la cohue, le regard de son mari, ce regard étrange, dur, pénétrant qu’elle ne lui connaissait que depuis peu. Irritée, elle fixa l’endroit, mais la silhouette avait vite disparu derrière une voiture qui passait, et elle se rassura en pensant qu’à cette heure son mari était toujours occupé au tribunal. À guetter sans relâche, elle perdit la notion de l’heure, et elle arriva en retard pour le déjeuner. Son mari n’était pas encore rentré lui non plus, contrairement à son habitude ; il arriva deux minutes plus tard et lui parut quelque peu nerveux.
À présent, elle comptait les heures qui la séparaient du soir, et elle fut effrayée qu’il y en eût encore tellement, trouvant bizarre aussi qu’il fallût si peu de temps pour dire adieu, et si peu intéressants les objets quand on savait qu’on ne pouvait pas les emporter. Une sorte de torpeur s’empara d’elle. Machinalement, elle descendit de nouveau la rue, allant au hasard, sans penser ni rien voir. À un croisement, un cocher retint ses chevaux au dernier moment, et elle vit le timon à deux doigts de la heurter en plein. Le cocher lança un gros juron, elle se retourna à peine : cela aurait pu la sauver ou retarder l’échéance. Un hasard lui aurait évité de prendre une décision. Lasse, elle poursuivit son chemin : c’était agréable de ne penser absolument rien, de n’éprouver en soi que cette sensation vague et obscure de la fin, une sorte de brouillard qui descendait doucement et enveloppait tout.
Quand elle leva les yeux par hasard pour voir le nom de la rue, elle tressaillit : le hasard de ses errances l’avait conduite tout près de la maison de son ancien amant. Était-ce un signe ? Il pouvait encore l’aider peut-être, il devait connaître l’adresse de cette femme. Elle en tremblait presque de joie. Comment avait-elle pu ne pas songer à cela, la chose la plus simple ? D’un seul coup, elle sentit ses membres se ranimer, l’espoir gonfla ses pensées engourdies qui commencèrent à s’agiter confusément. Il faudrait qu’il l’accompagne chez cette femme pour en terminer une fois pour toutes. Il faudrait qu’il la menace afin qu’elle arrête ces extorsions ; peut-être même que de l’argent suffirait à l’éloigner de la ville. Elle regretta soudain d’avoir tant malmené le pauvre garçon dernièrement, mais il l’aiderait, elle en était sûre. Comme il était étrange que cette solution n’apparût que maintenant, juste à la dernière minute !
Elle monta l’escalier à la hâte et sonna. Personne n’ouvrit. Elle écouta : il lui semblait entendre des pas furtifs derrière la porte. Elle sonna encore une fois. De nouveau un silence. Et de nouveau un léger bruit à l’intérieur. Alors elle perdit patience : elle sonna sans discontinuer ; sa vie était en jeu, après tout.
Enfin quelque chose bougea derrière la porte ; la serrure cliqueta, et on entrouvrit légèrement.
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