Fenwick était un vieil homme, complètement rasé, grisonnant, qui avait suivi la mer pendant trente ans, et ne connaissait de la terre que le phare dans lequel il servait. Il tâta le fer prudemment à seule fin de se rendre compte du peu que je savais, et tint sa conversation à mon niveau jusqu'au moment où nous découvrîmes que j'avais rencontré, dans la marine marchande, un capitaine jadis commandant d'un navire sur lequel le fils de Fenwick avait servi ; et, de plus, que je connaissais quelques escales où Fenwick avait touché. Il se mit à disserter sur le pilotage dans l'Hougli. J'avais eu le privilège de connaître intimement un pilote de l'Hougli. Fenwick n'avait contemplé cette race imposante et despotique que des écubiers d'un navire, et ses rapports avec eux s'étaient bornés à « quatre brasses trois quarts », et à telles remarques de nature strictement professionnelle. Là-dessus il cessa de me parler du haut en bas et devint si prodigieusement technique, que je fus forcé de lui demander l'explication d'une phrase sur deux. Cela le mit tout à fait à l'aise ; et alors nous parlâmes sur le même pied, trop intéressés chacun pour penser à autre chose qu'au sujet en train. Et ces sujets mêlaient naufrages, croisières, commerces d'autrefois, navires abandonnés dans des mers désolées, steamers que tous deux nous avions connus, leurs mérites, leurs défauts, chargements, Lloyd, et phares principalement. La conversation revenait toujours sur les feux : feux de la Manche ; feux sur des îles oubliées et marins oubliés aussi ; feux flottants — deux mois de service et un de congé — dansant au bout de leurs amarres dans des courants sans cesse tourmentés ; et feux que certains ont aperçus là où jamais phare ne fut marqué sur les cartes.
Je passe sous silence toutes ses histoires, comme aussi les transitions merveilleuses par lesquelles il y arrivait, mais je relaterai ici, telle que je l'entendis de la bouche de Fenwick, l'une d'elles et non la moins surprenante. Elle me fut contée par lambeaux, au bruit de patins à roulettes des lentilles tournantes, au mugissement de la sirène à nos pieds, parmi les appels qui répondaient du large, et les chocs clairs des oiseaux de nuit affolés, qui se jetaient contre les glaces. Elle concernait un homme appelé Dowse, jadis intime ami de Fenwick, maintenant batelier à Portsmouth, qui croyait le poids du meurtre sur sa tête, et ne pouvait trouver de repos à Portsmouth ni à Gosport-Hard.
— ... Et si quelqu'un vient à vous dire : « Je connais les courants de Java », ne l'écoutez pas ; car ces courants-là, nul homme mortel ne les a jamais connus. Tantôt ils sont ici, tantôt là ; mais ils ne filent jamais moins de cinq nœuds à l'heure à travers ces îles de l'archipel oriental. Il y a des contre-courants dans le golfe de Boni — c'est au nord, dans les Célèbes — qu'aucun homme ne peut expliquer ; et parmi tous ces passages de Java, depuis les détroits de Bali, Dutch Gut et Ombay, que je considère comme le plus sûr, ils brisent, ils virent, ils chassent le flot tantôt sur un bord, tantôt sur un autre, à vous casser votre bateau en deux. Je suis venu par le détroit de Bali, l'arrière en avant, au cœur même de la mousson du sud-est, avec un vent sud-sud-ouest, et la marée debout qui venait du nord ; et notre patron disait qu'il ne recommencerait pas, non, pour tous les Jamrach's{16} du monde. Vous avez entendu parler de Jamrach's, Monsieur ?
— Oui ! et Dowse avait-il un poste dans le détroit de Bali ? dis-je.
— Non, il n'était pas à Bali, mais beaucoup plus à l'est de ces sacrés passages, dans le détroit de Florès, à la pointe est de Florès. Tout ça est sur la route sud de l'Australie, quand on traverse l'archipel oriental. Tantôt vous allez par le détroit de Bali si vous avez la pression, tantôt par le détroit de Florès, de façon à faire route tout de suite vers le sud et à doubler Timor, en prenant bien le large du banc de Sahul. Autrement, si vos machines manquent de pression, la raison vous dit de faire le tour par le passage d'Ombay, en rasant la côte nord au plus près. Vous comprenez cela, Monsieur ?
Je ne me sentais pas de force, et jugeai plus sûr de me tenir sur la côte nord — celle du silence.
— Et dans le détroit de Florès, au beau milieu du chenal, entre l'île Adonare et le continent, ils mirent Dowse à la garde d'un phare sur pilotis appelé le feu de Wurlee. C'est à moins d'un mille par le travers de l'entrée du détroit de Florès. Là, il s'élargit de dix ou douze milles pour former le détroit de Solor ; puis il s'étrangle de nouveau en un boyau de trois milles, avec un grand volcan qui flambe, tout près du détroit de Loby Toby, et, si vous prenez son feu et le feu de Wurlee en ligne droite, vous ne vous ferez pas beaucoup de mal, même par la nuit la plus noire. C'est ce que Dowse m'a dit, et je le crois sans peine, connaissant moi-même ces eaux ; mais il faut toujours faire attention aux courants. C'est là qu'ils mirent Dowse, puisque c'était le seul homme que ce gouvernement hollandais, qui possède Florès, pût trouver pour aller à Wurlee entretenir un feu fixe. Le plus souvent, ils emploient des Hollandais et des Italiens ; les Anglais passent pour boire quand ils sont seuls. Je n'ai jamais pu trouver le vrai motif qui poussa Dowse à accepter cette position. En tous cas, il l'accepta. Et il s'asseyait le soir pour regarder les tigres qui sortaient des forêts à la recherche de crabes ou d'autres gibiers pareils autour du phare à marée basse. La mer était toujours chaude dans ces parages, je m'en souviens bien, bigrement collante aussi, et elle filait dans les marées, épaisse et lisse comme de la pâtée dans une auge. Il y avait un autre homme avec Dowse dans le phare, mais ce n'était pas à vrai dire un homme.
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