Tout cela me paraît tellement arrivé, vous savez.

— Avez-vous le papier sur vous ?

— Oui, mais à quoi bon le montrer ? Ce n'est qu'un tas de ratures. Tout de même on pourrait le faire reproduire à la première page du livre.

— Ces détails me regardent. Montrez-moi ce que vos hommes écrivaient.

Il sortit de sa poche une feuille de papier à lettres qui portait une seule ligne de ratures. Je la serrai soigneusement.

— Qu'est-ce que cela est supposé signifier en anglais ? demandai-je.

—Oh ! je ne sais pas. Je voulais que cela signifie : « Je suis salement fatigué », reprit-il. C'est absurde, mais tous ces hommes sur le bateau me semblent aussi vivants que des gens en chair et en os. Je vous en prie, faites-en vite quelque chose, de cette idée ; j'aimerais la voir écrite et imprimée.

— Mais tout ce que vous m'avez dit ferait un gros livre.

— Faites-le alors. Vous n'avez qu'à vous asseoir et à transcrire.

— Donnez-moi un peu de temps. N'avez-vous plus d'idées ?

— Pas pour le moment. Je suis en train de lire tous les livres que j'ai achetés. C'est magnifique.

Lorsqu'il fut parti, je regardai la feuille de papier à lettres et l'inscription. Puis je me pris délicatement la tête à deux mains, pour m'assurer qu'elle n'allait pas tomber ou se mettre à tourner. Puis... mais je ne me souviens pas d'un intervalle écoulé entre mon départ de chez moi et le moment où je me trouvai discutant avec un policeman devant une porte marquée des mots Entrée interdite, dans un corridor du British Museum. Tout ce que je demandais, aussi poliment que possible, c'était : « l'homme des antiquités grecques ». Le policeman ne connaissait rien que les règlements du musée, et il me fallut fourrager dans tous les pavillons et tous les bureaux à l'intérieur de l'enceinte. Un Monsieur âgé, dérangé au milieu de son déjeuner, mit fin à mes recherches en prenant la feuille de papier entre son pouce et son index et en la reniflant avec mépris.

— Ce que cela signifie ? Hum ! dit-il, autant que je peux l'affirmer, c'est un essai d'écriture en grec extrêmement corrompu de la part — ici il me fixa avec intention — d'une personne extrêmement — oui ! — illettrée.

Il lut lentement sur le papier : Pollock, Erkmann, Tauchnitz, Hennicker, — quatre noms qui m'étaient familiers.

— Pouvez-vous me dire ce que cette corruption est censée signifier, — le fin mot de la chose ? demandai-je.

— J'ai été... bien des fois... vaincu par la fatigue dans ce métier-là. Voilà ce que cela signifie.

Il me rendit le papier, et je m'enfuis sans un mot de remerciement, d'explication ou d'excuse.

On m'eût excusé d'oublier davantage. Voici que m'était donnée, à moi entre tous les hommes, la chance d'écrire le plus merveilleux récit du monde, tout simplement l'histoire d'un galérien grec racontée par lui-même. Rien d'étonnant, en effet, à ce que son rêve eût semblé réel à Charlie. Les Parques, si soigneuses, en général, de clore derrière nous les portes de nos vies successives, avaient été, cette fois-ci, négligentes, et le regard de Charlie plongeait, bien qu'il ne s'en rendît pas compte, là où nul homme n'avait eu la fortune de voir en pleine connaissance de cause depuis le commencement des temps. Chose merveilleuse, il ignorait absolument quelle somme de savoir il m'avait vendue pour cinq livres sterling ; et il conserverait cette ignorance, car les commis de banque n'entendent rien à la métempsycose, et une saine éducation commerciale ne comprend pas le grec. Il me pourvoirait — là-dessus je me mis à danser parmi les dieux muets d'Egypte, et je riais à leurs faces meurtries — de matériaux qui feraient de mon histoire une certitude — à tel point éclatante que le monde l'accueillerait comme le plus impudent des arlequins. Et moi — moi seul en connaîtrais la littérale et scrupuleuse vérité. Moi — moi seul je tenais ce joyau. Nulle autre main ne le tiendrait à la taille ou au polissoir ! Aussi je me remis à danser parmi les dieux de la cour égyptienne, tant qu'un policeman m'aperçut et se dirigea vers moi.

Il ne restait qu'à encourager Charlie à causer, et cela ne souffrait aucune difficulté. Mais j'avais oublié ces maudits livres de poésie. Il me revint à plusieurs reprises, chaque fois plus inutile qu'un phonographe surchargé, — ivre de Byron, de Shelley ou de Keats.