Elle était femme et, en conséquence, on venait naturellement la trouver toute la journée, tantôt pour une chose et tantôt pour une autre ; l’un avait besoin de ceci et l’autre de cela ; les enfants grandissaient ; elle avait souvent l’impression de n’être qu’une éponge imbibée d’émotions humaines. Puis il disait : « Bon Dieu ! » Il disait : « Il pleuvra sûrement. » Il disait : « Il ne pleuvra pas. » Et voici qu’une perspective divine de sécurité s’ouvrait instantanément devant elle. Il n’y avait personne qu’elle révérât davantage. Elle sentait qu’elle ne méritait pas de nouer les cordons de ses souliers.
Mr. Ramsay, déjà honteux de la pétulance, de la gesticulation avec lesquelles il avait chargé à la tête de ses troupes, piqua une fois de plus, non sans quelque timidité, les jambes nues de son fils, puis, comme s’il avait obtenu la permission de sa femme pour ce faire, et avec un mouvement qui, chose étrange, rappela à celle-ci le grand morse du Jardin Zoologique lorsqu’il bat lourdement en retraite après avoir avalé ses poissons et barbote avec tant d’énergie que l’eau de son bassin bascule d’un côté à l’autre, il plongea dans l’air du soir qui, déjà moins nourri, empruntait leur substance aux feuilles et aux haies, mais, comme en échange, rendait aux roses et aux œillets un éclat dont ils avaient été privés pendant le jour.
« Erreur, erreur fatale ! » répéta-t-il en s’éloignant et en arpentant la terrasse à grands pas.
Mais quel changement extraordinaire dans le ton de sa voix ! Ce ton ressemblait à celui du coucou qui « en juin ne chante pas bien ». On eût dit qu’il s’efforçait de trouver, puis essayait quelque phrase qui exprimât son nouvel état d’esprit et que, n’ayant que celle-ci à sa portée, il s’en servait, toute fêlée qu’elle pût être. Mais ça rendait un son ridicule cette « Erreur, erreur fatale ! » ainsi prononcée, presque comme une question, et d’une voix mélodieuse où n’entrait aucune conviction. Mrs. Ramsay ne put s’empêcher de sourire et bientôt, comme on pouvait s’y attendre, à force de se promener de long en large, sa déclamation se transforma en murmure et finit par s’arrêter tout à fait.
Il se trouvait à l’abri et rendu à lui-même. Il s’arrêta pour allumer sa pipe, jeta un coup d’œil sur sa femme et son fils à la fenêtre et, de même qu’un voyageur dans un train express lève les yeux de la page qu’il est en train de lire et voit dans une ferme, un arbre, un groupe de chaumières, l’illustration, la confirmation du texte imprimé auquel il revient satisfait et fortifié ; de même, sans qu’il eût distingué ni son fils ni sa femme, leur vue cependant le satisfit, le fortifia et donna une consécration à son effort pour arriver à une compréhension parfaitement claire du problème où s’absorbaient en ce moment les énergies de son magnifique esprit.
C’était un magnifique esprit. Car si la pensée ressemble au clavier d’un piano, divisé en un certain nombre de notes ou à un alphabet composé de vingt-six lettres rangées bien en ordre, il est certain que son magnifique esprit n’éprouvait aucune espèce de difficulté à parcourir ces lettres une à une, ferme et précis, jusqu’à ce qu’il fût arrivé, par exemple, à la lettre R. Il arriva à R. Très peu de gens dans toute l’Angleterre vont jamais jusque-là. Lorsqu’il y fut arrivé, il s’arrêta un instant à côté de l’urne de pierre qui contenait les géraniums et vit, mais cette fois très, très loin, sa femme et son fils à la fenêtre, semblables à des enfants en train de ramasser des coquillages avec une innocence divine et qui, uniquement préoccupés des petites découvertes qu’ils font à leurs pieds, demeurent sans défense contre un péril fatal que lui pouvait apercevoir. Ils avaient besoin de sa protection, il la leur donnait. Mais après R ? Qu’est-ce qui suit ? Après R il y a un certain nombre de lettres dont la dernière est à peine visible à des yeux mortels mais brille d’un rouge éclat dans le lointain. Z n’est atteint qu’une seule fois par génération. Si néanmoins il pouvait parvenir jusqu’à T ce serait déjà un résultat. En tout cas il se trouvait à R. Il y plantait les talons. R il en était sûr. R il pouvait le démontrer. Si donc R est R – T – Ici il fit tomber la cendre de sa pipe avec deux ou trois coups qui résonnèrent sur la corne de bélier dont était faite l’anse de l’urne et poursuivit son raisonnement. « Alors T… » Il fit appel à toutes ses forces. Il se raidit.
Des qualités qui auraient sauvé un équipage abandonné sur une mer brûlante avec six biscuits et une bouteille d’eau – endurance, justice, prévoyance, dévouement, habileté, vinrent à son aide. R est donc – qu’est-ce que T ?
Un volet, semblable à la paupière de cuir d’un lézard, s’abattit sur l’intensité de son regard intérieur et obscurcit la lettre T. Dans cet éclair de ténèbres il entendit les gens dire – car il avait manqué sa destinée – que T dépassait ses forces. Il n’atteindrait jamais T. En avant vers T une fois de plus. T…
Une fois de plus le déclic ferma l’œil du lézard. Les veines firent saillie sur son front. Le géranium dans son urne se détacha avec une netteté saisissante et il put apercevoir, bien en évidence au milieu de ses feuilles, sans la chercher, cette vieille distinction entre les deux classes d’hommes ; d’une part ceux qui avancent régulièrement grâce à leur force surhumaine et qui, persévérant dans leur marche laborieuse, répètent tout l’alphabet dans l’ordre, les vingt-six lettres bien complètes, du commencement à la fin ; et, d’autre part, ceux qui ont le don, l’inspiration, qui, dans un éclair miraculeux, absorbent toutes les lettres à la fois, à la façon dont procède le génie.
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