Mais à présent, la rue de l’hiver surgissait, menaçante, devant lui et lui faisait voir sa pente raide et glissante comme une patinoire. Notre ennemi, c’est la rue. En réalité, elle est toujours ainsi : elle est abrupte, et insidieuse. Seulement, en temps normal, nous ne nous en apercevons pas. Mais en hiver – il suffit de lire les journaux–, les concierges et les commis des magasins, ceux-là mêmes qui nous chassent des maisons et des cours des immeubles en nous accablant d’injures, oublient de répandre de la cendre ou du sable sur le verglas, et nous tombons, car le froid a ravi à nos membres toute leur agilité.

Andreas aurait bien aimé trouver une femme avant l’hiver, une de ces concierges robustes, vaillantes et belliqueuses qui le faisaient fuir la tête basse et dont il admirait néanmoins la belle corpulence : il la voyait, cette femme, les mains plantées sur les hanches, les bourrelets de chair jaillissant de toutes parts, cependant que sous les jupes l’arrière-train se raidissait, massif et blanc. Pouvoir nommer sienne une femme de cet acabit, cela vous donnait de la force, du courage, de l’assurance, et l’hiver n’était plus qu’un jeu d’enfant.

De bonne heure déjà, il était réveillé par les jurons de Willi que Klara, en se levant, avait tiré de son meilleur sommeil. Alors Andreas descendait dans la rue matinale et, au contact des gens pressés, se mettait à boitiller de plus en plus vite comme si ce n’était pas le plaisir de jouer librement dans une de ses cours préférées qui l’appelait, mais la nécessité de se rendre à l’autre bout de la ville dans une cour bien déterminée. Il avait découpé la ville en quartiers, d’une façon arbitraire, à des fins tout à fait personnelles, et les avait ordonnés de telle manière qu’à chaque jour de la semaine correspondait une portion bien précise. Il était toujours curieux, il n’hésitait pas à explorer de nouveaux quartiers, il boitillait sans crainte sur l’asphalte glissant de rues inconnues, et il était prudent, quand il traversait les rues il levait sa canne pour arrêter les automobilistes, et il maudissait les chauffeurs sans scrupules qui ne s’arrêtaient pas. C’est ainsi qu’il apprenait à vaincre la rue, la rue périlleuse, qui est notre ennemie à tous. Pas question de subir sa tyrannie. Car il possédait une licence, une licence du Gouvernement qui l’autorisait à jouer à l’endroit et à l’heure qui lui convenaient. Il possédait une jambe de bois, une licence et une décoration. On voyait bien qu’il était invalide, un soldat qui avait versé son sang pour la patrie. On avait encore du respect pour de tels hommes. Gare à celui qui lui aurait manqué de respect !

Car enfin, c’était ni plus ni moins un devoir qu’il accomplissait quand il jouait de l’orgue de Barbarie ! On aurait pu croire que cette licence, que le Gouvernement lui avait remise pour ainsi dire en main propre, était un privilège. Mais n’était-ce pas plutôt une charge ? Du seul fait qu’il jouait de l’orgue, le Gouvernement n’avait plus besoin de s’occuper de lui, et il évitait ainsi au pays un impôt supplémentaire. Oui, cela ne faisait aucun doute, on ne pouvait comparer son activité qu’à celle des autorités, et lui-même était assimilable à un fonctionnaire ; en particulier quand il jouait l’hymne national.

IV

Cela se passa Pestalozzistrasse, dans la cour de l’immeuble numéro 37 (en face de l’église aux tuiles jaunes, celle qui est au beau milieu de la rue et qui a engendré autour d’elle un gazon vert – comme si, ainsi, elle avait voulu affirmer sa singularité vis-à-vis des autres immeubles). C’était un jeudi, et il faisait chaud. Andreas Pum éprouva le besoin de jouer une marche, peut-être parce que cette journée qui se traînait et cette sorte de torpeur qui envahissait peu à peu tous ses membres rendaient nécessaire une intervention aussi énergique.

Andreas régla la clef qui se trouvait sur le côté gauche de son orgue sur la position « hymne national » et il se mit à tourner la manivelle avec tant d’ardeur que les notes solennelles perdirent leur majestueuse splendeur, elles commencèrent à sautiller, à s’emballer, allant même jusqu’à oublier les silences, et l’air réussit enfin à ressembler de loin à une marche.

Dans la cour il y avait cinq enfants et, accoudées aux fenêtres, deux bonnes qui semblaient très émues. Une femme vêtue de noir sortit de l’immeuble et, d’un pas viril et décidé, se dirigea vers Andreas. Elle se planta derrière lui. Puis, posant sa main vigoureuse sur l’épaule d’Andreas Pum, elle dit :

— Mon pauvre Gustav s’est éteint hier. Que Dieu ait son âme ! Jouez-moi un air mélancolique !

Andreas, qui n’était pourtant pas peureux de nature, sursauta, et il arrêta si soudainement de jouer que la manivelle resta dressée en l’air ; puis il se retourna. Mais il regretta aussitôt d’avoir, ce faisant, forcé cette main robuste et chaude à se détacher de son épaule, d’autant qu’il sentit bien qu’elle ne l’avait fait qu’à contrecœur. Il regarda la veuve droit dans les yeux. Ils étaient rougis, et cela lui plut. Même si tout se passa trop vite pour qu’il puisse lui donner un âge précis, il eut le temps de reconnaître en cette femme blonde, habillée de noir, une de ces veuves qu’on dit être dans « le plus bel âge ». Mais Andreas ne s’abandonna pas pour autant à des conclusions hâtives. Toutefois, il eut le vague pressentiment que cette femme, en entrant dans cette cour, était aussi entrée dans sa vie.