Mais la nuit, quand ils se retrouvaient sous leur unique couverture, Willi tentait d’oublier ce grâce à quoi il vivait. Et il y parvenait. Le matin il restait couché, alors que Klara et Andreas étaient levés depuis longtemps. Il restait toute la journée à la maison et interdisait à Andreas de revenir avant la tombée de la nuit. « Il faut de l’ordre ! » disait-il en guise d’explication. Car il était loin de haïr cet infirme. Mais il aimait l’ordre. Andreas Pum avait un coin pour dormir, mais pas de chambre à lui. Le monde est ainsi fait qu’on ne peut jouir que de ce qu’on peut payer.
Ce règlement satisfaisait Andreas, et il rentrait dès la tombée de la nuit. Il se préparait alors du thé sur un réchaud à alcool. Willi buvait cet alcool coupé d’eau, et Andreas son thé. Il mangeait en plus un pain. Willi fournissait parfois la saucisse. Car il n’était pas rare, quand il faisait beau, que Willi entreprenne une promenade qui le conduisait devant une épicerie où, tels des pendus, des saucisses replètes se balançaient au bout d’un clou. Par provocation plus que par goût du vol, Willi coupait alors deux ou trois saucisses. Le danger et aussi le plaisir de mettre son adresse à l’épreuve l’attiraient. En outre, c’eût été un péché que de refuser ce que le destin vous offrait si généreusement. Un jour, Andreas, qui se doutait de l’origine des saucisses, lui demanda d’où elles venaient.
— Mange et tais-toi, dit Willi.
Et il ajouta :
— Il faut de l’ordre !
Heureusement Andreas ne contrevenait pas à l’ordre quand, tout en digérant son repas du soir, il s’adonnait à la contemplation des peintures de son orgue de Barbarie. L’enchantement inachevé qui était représenté appelait à l’évidence une suite. Et, cette suite, Andreas aurait bien aimé la peindre. Et les deux enfants qui avaient encore forme humaine, il les aurait, eux aussi, transformés en biches, ou en d’autres animaux. Les possibilités ne manquaient pas. Ne pouvait-on, par exemple, transformer des enfants en rats ? Hou hou ! Des rats ! Ou en chats, en lionceaux, ou en de gracieux petits crocodiles, en lézards, en abeilles, en oiseaux tirelire ! En oiseaux. Un bon peintre sachant manier pinceaux et couleurs aurait pu, lui, donner une suite au tableau.
Klara rentrait peu après minuit. Pendant qu’elle se déshabillait, Andreas gardait un œil entrouvert et parvenait à la voir en chemise. Son regard essayait de surprendre sa poitrine dénudée, et son cœur battait dans l’espoir qu’une des bretelles se détacherait. Puis il entendait les baisers, les étreintes, et il s’endormait en rêvant de veuves vigoureuses, aux hanches larges et aux seins rebondis.
Ah ! Il lui tardait d’avoir une femme, une chambre à lui, et un vaste lit conjugal où régnerait une douce chaleur. Car l’été était déjà fort avancé et laissait pressentir le cruel hiver. Andreas se retrouvait seul au monde. L’hiver précédent, il l’avait encore passé à l’hôpital.
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