Et c’était comme si son âme s’illuminait des premières lueurs du matin.

— Avec plaisir ! dit Andreas.

Et il salua d’une légère inclinaison de la tête. A voir l’air grave et cérémonieux avec lequel Andreas s’affairait autour de son orgue, on pouvait croire que l’exécution d’un air mélancolique exigeait une préparation toute particulière. Il entreprit de dévisser la cheville de l’hymne national, puis il donna un tour à la manivelle pour la remettre à sa position de départ : un dernier son, pareil à un bâillement étouffé, s’échappa brusquement de l’instrument. Après quoi, Andreas vissa la cinquième cheville. L’espace d’une seconde il avait hésité entre la Lorelei et A la source, un jeune garçon… Il opta finalement pour la Lorelei. Car il présumait que la veuve connaissait cette chanson.

Cette hypothèse se confirma. La veuve, qui s’était retirée dans sa chambre pour jouir plus confortablement de ce chant mélancolique, s’accouda à sa fenêtre et se mit à chanter. Elle s’efforçait de devancer la musique comme si, poussée par l’amour-propre, elle était impatiente de prouver à ses auditeurs et à elle-même qu’elle connaissait la mélodie par cœur et qu’elle ne dépendait pas de l’instrument pour la chanter. Andreas, loin d’imiter cet empressement, estimait au contraire qu’une lenteur toute particulière était nécessaire à la bonne exécution de ce morceau et, pour accentuer davantage encore sa mélancolie, il imprimait une rotation lente et retenue à sa manivelle. Il faut dire aussi que le sentiment qu’il éprouvait alors était de ceux qui s’emparent de nous dans les moments décisifs de notre existence et à l’occasion desquels nous nous laissons aller à faire montre d’une solennité inhabituelle.

Il fit traîner ainsi la Lorelei pendant plus d’un quart ; d’heure. Quand il eut terminé, la veuve revint vers lui chargée d’un gâteau, d’un pain et d’un cornet rempli de fruits. Andreas dit merci. La veuve dit :

— Je m’appelle Frau Blumich, née Menz. Revenez après les funérailles.

Andreas estima qu’il était convenable de lui serrer la main. Il prit dans ses mains le poing serré de la veuve et dit :

— Mes sincères condoléances, Frau Blumich.

Il ne joua plus ce jour-là. Il s’assit sur un banc devant l’église, dévora le gâteau et les fruits, et mit le pain dans son sac. Il rentra plus tard que d’habitude. Il y avait déjà un bon moment que Willi ressentait le besoin de s’étaler sur son lit et, s’il attendait, c’est parce qu’il craignait, une fois endormi, d’être troublé dans son sommeil ; car, la porte étant fermée à clef, il aurait dû se relever pour ouvrir à l’« infirme ». Lorsque Andreas fit enfin son apparition, Willi ne répondit pas à son salut. Cela fit de la peine à Andreas. Ce jour-là, il éprouvait justement une grande bonté à l’égard de Willi. Il sortit le réchaud à alcool pour préparer son thé. Son silence énerva Willi. Il aurait bien aimé se disputer avec Andreas. C’est pourquoi il dit :

— Si jamais demain tu rentres aussi tard, je t’assure que je ferai du petit bois avec ta boîte à musique. L’heure, c’est l’heure ! Il faut de l’ordre !

Mais aujourd’hui il était difficile de mettre Andreas en colère. Il sourit à Willi, posa le pain sur la table et dit courtoisement, avec la galanterie d’un homme du monde :

— Servez-vous, monsieur Willi.

— Mais la prochaine fois, tu rentres à l’heure ! dit Willi en s’asseyant à la table.

« Il n’est pas triste, celui-là ! » se dit-il, déjà réconcilié. Il lui restait une saucisse de sa dernière promenade. Elle pendait à un clou au-dessus du lit. Il la décrocha avec précaution, la rompit en son milieu, et en donna la moitié à Andreas.

Andreas ne put s’empêcher de dire :

— J’ai fait la connaissance d’une femme, aujourd’hui.

— Toutes mes félicitations ! dit Willi.

— Une veuve qui s’appelle Frau Blumich.

— Jeune ?

— Oui, jeune.

— Veinard !

— Son mari est décédé hier.

— Et, déjà… ?

— Non !

— Hâte-toi, l’ami ! Les veuves, ça n’attend pas !

Cette dernière remarque n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd.