Ce n’était pas qu’il considérât Willi comme quelqu’un de supérieur, mais il reconnaissait que les gens de sa trempe étaient des connaisseurs en matière de femmes et collectionnaient les expériences en ce domaine. Après tout, il serait peut-être utile, voire même nécessaire, ne serait-ce que pour des raisons de bienséance, d’assister à l’enterrement. Mais, d’un autre côté, cela serait peut-être mal vu par les voisins et risquerait de déplaire à Frau Blumich. Déjà il souffrait de ne pas connaître son prénom. Il était encore obligé de l’appeler Frau Blumich alors que, depuis longtemps, elle n’était plus une étrangère pour lui. Plus il pensait à elle, plus il lui semblait qu’elle faisait partie intégrante de sa vie. Aucune autre personne sur terre ne lui était aussi proche. « Personne ne m’est aussi proche », se répétait-il, bien qu’il ne pût se fonder sur rien pour affirmer pareille chose. Car, en fin de compte, si Andreas avait fait sa connaissance et avait obtenu de telles marques d’amitié, ne le devait-il pas uniquement à la douleur d’une pauvre femme qui venait de perdre son époux ? Une femme peut-elle oublier aussi rapidement son mari ? Et s’il en est ainsi, cette femme est-elle alors encore digne d’estime ? Qui peut se vanter de connaître les femmes ? Mais qui sait combien de temps son mari avait été malade, réduit à l’état de mort-vivant ? Qui sait combien de temps elle avait dû, la pauvre, réprimer sa légitime envie de vivre ? La compassion envahit Andreas.
Comme chaque soir, il garda un œil entrouvert et son regard cherchait à happer la poitrine de la jeune fille. Mais cette fois-ci ce n’était pas de l’envie, non, le simple désir de comparer. Le peu de temps qu’il avait passé dans la cour lui avait suffi pour se faire une idée de la belle complexion de Frau Blumich. Ah ! Elle était robuste ! Il fallait voir le dur combat que la petite robe devait livrer pour dompter l’exubérance de ses seins récalcitrants ; il fallait voir comme ses larges hanches pleines de promesses, débordantes de vigueur et de volupté, tenaient tête au corset ; comme tout en elle respirait la santé, comme tout en elle était abondance, sans jamais rien montrer de superflu. Ses mains brûlaient de vitalité et de désir et l’éclat de ses yeux bruns, un peu rougis par les larmes, laissait transparaître toute la hardiesse de son désir.
Un homme comme Andreas était-il digne d’une telle femme ? Et lui, qu’avait-il donc à lui offrir ? En dépit de la jambe qui lui manquait et qui le faisait souffrir quand la pluie s’annonçait – ce qui était dû à la vie malsaine qu’il menait – on pouvait dire qu’Andreas était en bonne santé. Il était énergique, il avait de larges épaules, un nez imposant, mince et osseux, des muscles saillants, le cheveu brun et dru, et quand il le désirait, il parvenait à durcir les traits de son visage, son regard se faisait audacieux, un regard d’aigle, de guerrier, en particulier lorsqu’il avait élégamment lissé les pointes de sa moustache, qui était loin d’être grisonnante, et qu’il lustrait avec de la vaseline. Il faut encore ajouter que, dans les choses de l’amour, c’était un garçon qui ne manquait pas d’expérience et puis, après une aussi longue période d’abstinence, sa force virile était débordante et grosse de promesses. Il était l’homme apte à satisfaire les exigences d’une veuve.
C’est avec ces pensées flatteuses pour son amour-propre qu’Andreas s’endormit et qu’il se réveilla. Pour la première fois depuis longtemps, lorsqu’il s’habilla, il se regarda longuement dans un miroir, s’examinant scrupuleusement, comme à l’armée avant l’appel. Il souffla sur sa croix en métal et l’astiqua avec le revers de sa manche pour la faire briller le plus possible. Il s’y reprit à trois fois avant de trouver avec son peigne la raie qui convenait. Puis il se rendit sans plus attendre Pestalozzistrasse.
En cours de route, il se dit qu’il ne se faisait pas raser assez souvent. Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, il fréquentait l’école de coiffure où des apprentis lui écorchaient le visage ; cela faisait mal, mais c’était gratuit. C’était là une pratique indigne de la part d’un homme dont l’ambition était de faire bonne impression sur une veuve coquette. Quand nous sommes sûrs d’une conquête, nous cédons volontiers à une sorte de légèreté, de frivolité, qui nous conduit à faire des choses inhabituelles, et même quelque peu vaines. C’est ce qui arriva à Andreas, lui qui d’ordinaire prenait pourtant garde de ne jamais se laisser aller. Il entra dans une échoppe de barbier qui se nommait, non sans raison, salon de coiffure. Il était à craindre que son orgue de Barbarie ne soulevât quelque étonnement. Eh bien non, on fit preuve à son égard de la même courtoisie, chaleureuse et cordiale, qui vient à la rencontre de tous ceux qui entrent dans une échoppe de barbier comme les effluves suaves d’un parfum printanier.
Il se regarda dans le miroir, son visage était poudré de blanc, une raie bien droite séparait ses cheveux bien huilés, il respirait avec contentement le parfum distingué qui émanait de sa personne. Il prit la ferme résolution de ne plus jamais remettre les pieds à l’école de coiffure, mais en contrepartie de fréquenter le plus souvent possible les salons de coiffure de la ville. Il raidit les muscles de son visage, fit éclore deux plis imposants à la racine de son nez et réussit à obtenir ce regard d’aigle qu’il avait toujours affiché dans les moments décisifs de sa carrière militaire. Puis il sut mettre en bandoulière son orgue de Barbarie avec un geste tellement élégant qu’on eût dit un sergent-fourrier passant le ceinturon de son sabre.
Tout alla pour le mieux jusqu’à ce qu’il arrive à proximité de l’immeuble numéro 37 de la Pestalozzistrasse.
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