Des païens, ce sont des païens ! « Camarades ! » proclament-elles. Le Gouvernement ! Le Gouvernement ! Ils veulent supprimer le Gouvernement ! Lui, Andreas Pum, on ne le ferait pas marcher dans ces histoires. Il ne faisait pas de tapage, lui, il était quelqu’un de tranquille, lui, il méprisait les joueurs de cartes, les buveurs et les rebelles, lui.

Avec ce mépris au fond du cœur, Andreas Pum aurait pu vivre les nombreuses ou moins nombreuses années que lui avait concédées le destin. Avec ce mépris-là au fond du cœur, il aurait pu vivre dans ce confort douillet que procure la bonne conscience, dans cette totale harmonie avec les lois divines et terrestres – lui qui avait sa place tant aux côtés du fonctionnaire que du prêtre – si, un beau jour, un parfait inconnu n’avait fait irruption dans sa vie pour l’anéantir, non pas tant poussé par la volonté de nuire que contraint par un destin aveugle – ce parfait inconnu devenant sans le savoir l’instrument du diable qui parfois, à notre insu, perturbe l’ordre divin ; cependant que nous, qui avons toujours la certitude qu’un dieu est là pour veiller sur nous, nous sommes vraiment très étonnés quand nous constatons qu’il n’écoute plus nos prières. Cet homme qui allait faire le malheur d’Andreas n’était autre que le marchand de passementerie Arnold, de la société Arnold & Hahn.

VII

Herr Arnold était grand, bien-portant, bien nourri et pourtant insatisfait. Son affaire était florissante. Une épouse fidèle qui lui avait donné deux enfants, un garçon et une fille, exactement ce qu’il avait souhaité, veillait sur sa maison. Ses costumes lui seyaient à merveille, ses cravates étaient toujours du dernier cri, sa montre était toujours à l’heure, et son emploi du temps était réglé à la minute près. Aucune surprise désagréable ne pouvait venir troubler la paisible ordonnance de son existence. Il semblait presque exclu que le courrier du matin lui apporte une lettre fâcheuse, celle, par exemple, d’un proche parent sans le sou et qui mendierait de l’argent. Il n’avait pas de parents pauvres. Il était né dans une famille aisée, une famille où il n’y avait jamais de discorde. Tous ses membres étaient unis par cette aisance financière qui facilite tellement les rapports, ils étaient unis par la même façon de voir le monde, par les mêmes opinions politiques, par les mêmes goûts personnels, par les mêmes engouements et dénigrements quant à la mode du moment. Chez lui, à la maison, il n’y avait pas même de ces tracasseries domestiques dont il faut généralement chercher la cause dans le rôti – plat préféré de la maison – trop cuit. Même les enfants travaillaient bien à l’école, ils se conduisaient comme il faut et semblaient être conscients de la responsabilité qu’il y avait à porter le nom de leur père, et de tout ce qu’ils devaient à leur naissance – qui n’était pas celle de n’importe qui.

Toutefois Herr Arnold souffrait d’une insatisfaction chronique, laquelle était – comme nous l’avons vu – sans fondement aucun. Lui seul, évidemment, en connaissait les raisons. D’une part, les événements du moment avaient le don de l’énerver. Il avait hérité de ses ancêtres un sens inné de l’ordre, et il lui paraissait que son époque était minée par des facteurs de désordre. D’autre part, il approchait de cet âge où un père de famille sent la nécessité de diversifier ses relations féminines afin de maintenir un bon équilibre intérieur. Mais ce besoin amoureux n’allait pas sans une certaine perte de confiance en soi qui menaçait de faire voler en éclats la bonne ordonnance du jour et, qui plus est, celle de la nuit. Cette perturbation se propageait dangereusement, mettant en péril l’ensemble de ses activités, allant jusqu’à influencer les décisions importantes et même la mise à jour de la correspondance – et celle-ci tout particulièrement parce que, ses lettres, Arnold les dictait à la jeune Veronika Lenz (Lenz, le printemps ! Il fallait justement qu’elle porte ce nom-là !).

Mais Fräulein Lenz était pour ainsi dire fiancée, et c’était là où le bât blessait. Cependant, un homme davantage rompu aux choses galantes ne se serait pas laissé arrêter par ce détail. Et c’est justement ce manque de pratique en la matière qui avait distingué jusqu’à présent Herr Arnold, c’est lui qui avait soutenu son attitude ferme et résolue, qui avait fondé sa réputation et qui lui avait donné la force de s’indigner contre la dissolution qui régnait dans les mœurs contemporaines. Ah ! comme il redoutait le jour où il allait devoir se mettre en contradiction avec les principes qui avaient gouverné son existence, mais comme, dans le même temps, il languissait après ce jour ! Il fallait qu’il se tienne sur ses gardes chaque heure du jour et de la nuit, il fallait qu’il surveille ses gestes et ses paroles devant son entourage, devant son associé, sa femme et ses enfants. Ah ! comme cela lui pesait !

Car ce n’était pas chose aisée que d’oublier Veronika Lenz, cette jeune fille aux cheveux blonds, aux mains vigoureuses, au visage merveilleusement doux et qui savait s’habiller d’une façon très avantageuse, de sorte que ses vêtements laissaient toujours nettement deviner, avec une précision des plus excitantes, les parties les plus significatives de sa personne. Inoubliable, le jour où elle était apparue vêtue d’un chemisier vert sombre qui laissait les bras nus, révélant ainsi une envie brune nichée dans les reflets moirés du creux de son bras. C’est cet endroit que Herr Arnold brûlait d’embrasser.

Il ne doutait pas un seul instant qu’il y parviendrait : il suffisait pour cela qu’il en prenne la décision. Car sa large carrure, ses cheveux blonds tirant sur le roux, bref tout ce qui faisait sa virilité ne devait pas manquer d’en imposer ; et cela malgré le défaut héréditaire dont était affecté son visage et qu’on retrouvait depuis des siècles chez tous les membres de la famille Arnold. Herr Arnold avait un nez de travers, aplati au bout. Cela provenait de l’arête qui allait de guingois et qui avait pour effet de déformer les narines : l’une était ronde, l’autre triangulaire.