Andreas joue.
La lune apparut au-dessus de la forêt qui s’étendait devant les baraquements. Il fit plus clair. Andreas craignait d’être découvert par ses camarades. Il ne voulait pas qu’on le voie planté là au beau milieu de cette lumière blafarde. Il se propulsa à nouveau jusqu’à son lit.
Deux jours durant il resta sans rien dire et comme perdu dans ses pensées.
Puis la commission vint. Ils étaient appelés l’un après l’autre. Un homme se tenait derrière les tentures qui dissimulaient la commission aux yeux des invalides. L’homme soulevait un pan de la tenture et lançait un nom. Chaque fois, un corps fragile se détachait des rangs, il s’avançait, titubant, clopinant, faisait un bruit de tous les diables, puis il disparaissait derrière le rideau.
Les invalides qui avaient subi l’examen ne réapparaissaient plus. On leur faisait quitter la salle par une autre porte. On leur donnait un papier, ils retournaient à leur baraquement, rassemblaient leurs affaires, puis se traînaient jusqu’au terminus du tramway.
Andreas attendait au milieu des autres, mais sans prendre part aux discussions qu’ils avaient à voix basse. Il se taisait, comme quelqu’un qui ne veut pas se trahir et qui vit dans la peur que la moindre déclaration de sa part ne révèle un secret de la plus haute importance.
L’homme écarta le rideau et lança le nom d’Andreas Pum. Pendant un court instant, on n’entendit plus rien. Puis Andreas Pum s’avança en martelant le plancher de ses béquilles.
Soudain, Andreas fut saisi de tremblements. Il venait de voir le président de la commission, un officier supérieur au col doré et à la barbe blonde. La barbe, le visage, le col de l’uniforme se confondirent en une masse blanche et dorée. Quelqu’un dit :
— Encore un trembleur.
Les béquilles, dans les mains d’Andreas, commencèrent à sautiller toutes seules sur le plancher. Deux employés aux écritures se levèrent d’un bond et se précipitèrent vers Andreas pour le soutenir.
— Licence ! ordonna la voix de l’officier supérieur.
Les employés aux écritures appuyèrent sur ses épaules pour le forcer à s’asseoir, puis se hâtèrent de retourner à leur travail. L’instant d’après, ils étaient penchés sur leur pupitre, et déjà leurs plumes dansaient et crissaient sur le papier.
Andreas se retrouva avec une liasse de documents dans sa main agitée et il sortit en clopinant.
Le tremblement s’arrêta quand il emballa ses affaires. Il se dit alors : « C’est un miracle ! Un vrai miracle ! »
Il attendit dans les toilettes que tous ses camarades soient partis. Puis il compta son argent.
Dans le tramway, les gens lui offrirent leur place. Il choisit la meilleure. Il s’assit en face de l’entrée. Il avait posé sa béquille à côté de lui, et elle barrait le passage comme la barrière d’un poste frontière. Tout le monde regardait Andreas.
Il se rendit dans un hospice qu’il connaissait.
III
L’orgue de Barbarie provient de la fabrique de limonaires Drecolli & Co. Il a la forme d’un cube et repose sur un tréteau de bois escamotable et portable. L’instrument est muni de deux courroies qui permettent à Andreas de le porter comme un sac à dos. La paroi gauche de l’instrument ne comporte pas moins de huit boutons qui permettent de sélectionner l’air qu’on désire jouer. Il y a huit cylindres à l’intérieur. Parmi lesquels l’hymne national et la Lorelei.
Andreas Pum a mis sa licence dans un portefeuille qu’il s’est fabriqué avec la vieille reliure en cuir d’un calepin trouvé par hasard dans un dépotoir devant lequel il passe tous les jours.
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