Avec une licence en poche, on peut se promener en toute sécurité dans les rues de ce monde où des policiers vous guettent à chaque coin de rue. On ne craint pas le danger et, même, on ne connaît pas la peur. On n’a pas à se soucier des dénonciations de voisins mal intentionnés, jaloux de notre gagne-pain. Il nous suffit d’envoyer une petite carte postale aux autorités pour leur expliquer de quoi il s’agit. Notre style est bref, concis, et nous allons droit au but. Grâce à notre licence, nous sommes pour ainsi dire sur un pied d’égalité avec les autorités. Le Gouvernement nous a accordé le pouvoir de jouer où et quand bon nous semble. Nous avons le droit de monter nos instruments aux carrefours les plus animés. Il va de soi que la police arrive dans les cinq minutes qui suivent. Mais laissons-la venir ! Au milieu d’un cercle de badauds tenus en haleine par le spectacle, nous exhibons notre licence. Le policier claque les talons et salue. Nous nous remettons à jouer ce qui nous passe par la tête : Petite fille, ne pleure pas…, ou Brunette soubrette !, ou A la source un jeune garçon… Pour un public plus mondain, nous avons une valse tirée de l’opérette à succès de l’année passée.
Andreas peut, s’il le désire, accélérer le mouvement de la manivelle et ainsi transformer la valse en une marche militaire au rythme bien enlevé. Car il éprouve parfois le besoin d’entendre une marche, en particulier quand la journée est fraîche et maussade, quand la pluie s’annonce par des douleurs dans la région de la jambe amputée. La jambe qui est enterrée depuis longtemps lui fait mal. Son genou bleuit à l’endroit où la jambe a été sciée. Le coussinet, logé sur le haut de la jambe de bois qui accueille son moignon, n’est plus assez moelleux. Car le-coussinet rembourré avec du crin de cheval est déjà éventré. Il faudrait le rembourrer avec du duvet ou de la fourrure. Ces jours-là, Andreas est obligé de superposer plusieurs mouchoirs dans le creux de la jambe de bois. Mais ceci ne fait pas vraiment l’affaire.
Les douleurs disparaissaient sitôt qu’il pleuvait. Mais quand il pleuvait, Andreas ne gagnait pas grand-chose. La toile cirée, jadis brillante, épaisse et étanche, était fendillée à plusieurs endroits. Des déchirures parcouraient toute sa surface et formaient une sorte de carte géographique. Si la pluie avait réussi – Dieu merci, cela n’était encore jamais arrivé ! – à traverser l’enveloppe, à s’immiscer dans le noble bois, elle aurait atteint l’intérieur de l’instrument, et les cylindres auraient été irrémédiablement perdus.
Quand il pleuvait, Andreas se réfugiait dans les entrées des immeubles, il passait des heures entières dans les plus accueillantes, c’est-à-dire celles où « mendicité et colportage » n’étaient pas interdits, celles qui n’étaient pas gardées par des chiens méchants, par des concierges grognons ou même par les épouses de ces derniers qui préservaient l’inviolabilité du sanctuaire. Car Andreas avait essuyé nombre de déboires avec le sexe faible. Lesquels ne l’empêchaient pas cependant de rêver de la douceur d’une main cruelle de femme, d’une femme qui eût été sienne, mais dont il n’arrivait pas encore à se faire une image précise. Les goûts d’Andreas n’étaient pas banals : plus les imprécations de la femme qui le délogeait étaient hargneuses, plus son allure était menaçante, plus sa voix était autoritaire, et plus elle avait de chances de lui plaire. Et tandis qu’il se hâtait de fuir l’inhospitalière portière, la féminité de celle-ci le ravissait, dans l’exacte mesure où le décevait le manque à gagner de la journée. Andreas avait souvent à pâtir de ce genre de mésaventures. C’étaient les seuls événements marquants de son existence.
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