Ils occupaient ses nuits, ils alimentaient ses rêves en visions de femmes vaillantes et aptes à se défendre, et dans la journée des réflexions à leur sujet accompagnaient les mélodies les plus graves de son répertoire, tel un paysage pittoresque et enchanteur. Peu à peu son instrument devint pour lui bien plus qu’une simple mécanique et il se prit à penser que son jeu était celui d’un virtuose. Il faisait passer toute la nostalgie, toute l’angoisse, toute la tristesse de son âme dans la main qui tournait la manivelle, et il croyait pouvoir, au gré de son humeur ou de son envie, donner plus de force ou de douceur à son jeu, et mettre une note sentimentale ou guerrière dans l’air qu’il exécutait. Il se mit à aimer son instrument, et il s’entretenait avec lui dans une langue qu’il était le seul à comprendre. Andreas Pum était un vrai musicien.

Voulait-il se distraire ? Eh bien, il contemplait l’image multicolore peinte sur son orgue de Barbarie. Cette peinture représentait un théâtre de marionnettes ainsi qu’une partie du public. Des événements se déroulaient sur la scène qui semblaient captiver l’attention d’enfants blonds et bruns. Une sorcière à la crinière grise et ébouriffée brandissait une fourche magique. Deux enfants se tenaient devant elle, et des bois de cerf leur poussaient sur la tête. Au-dessus des enfants, il y avait une biche en train de paître. Il ne faisait aucun doute que l’image représentait l’enchantement d’êtres humains par une méchante vieille femme. Bien sûr, Andreas ne croyait pas que de tels phénomènes puissent se produire dans le monde réel. Mais comme il était amené à regarder souvent cette image, celle-ci lui devenait aussi familière et vraisemblable que n’importe quel objet qu’on voit tous les jours avec plaisir et dont on ne songerait à aucun moment à remettre en doute la réalité. La scène de l’enchantement avait perdu presque tout caractère féerique. Et les riches tonalités du tableau étaient plus merveilleuses encore que l’action. Les yeux d’Andreas s’abreuvaient à l’intensité pleine et grasse des coloris, et son âme s’enivrait de la richesse harmonique d’un ciel vespéral où un rouge sanguinolent s’estompait en un orange plein de nostalgie.

Il faut dire que chez lui il avait largement le temps de se livrer à ce genre d’observations. Pourtant son logis n’était pas de ceux où l’on peut demeurer toute la journée. Celui-ci d’ailleurs méritait à peine ce nom, son chez-soi était en fait un simple lit. Car il partageait une chambre qui lui paraissait vaste avec une jeune fille et son ami. Elle s’appelait Klara, et lui Willi. Elle était caissière-remplaçante dans un petit café et lui tourneur au chômage. Willi ne travaillait qu’un jour par semaine et, de surcroît, pas dans sa branche. Il s’en allait par les rues en poussant une petite charrette et rachetait de vieux journaux. Le soir, il amenait sa marchandise au chiffonnier. Sur le prix de chaque livre de papier fournie, Willi touchait seulement un tiers. Car c’était le chiffonnier qui lui avançait son petit capital d’exploitation. Il était clair que Willi ne pouvait pas vivre de ses revenus. Il vivait grâce à Klara. Elle avait des revenus annexes. Il était jaloux.