Oui, pendant trois jours, les cigains ne voient pas la lumière du soleil, et nul ne communique avec eux.
Quels rites bizarres et prodigieux célèbrent-ils au milieu de la fournaise des cierges embrasés ? Quelles paroles de mystère et de cabale sont échangées par les chefs ? Quels signes sacrés, venus à travers les âges, dessine-t-on sur les murs ? Quelle écriture de ténèbres, quel mot de lumière relie soudain les descendants de cette race magnifique et maudite qui prétend savoir l’avenir du monde ?
– Oh ! mon Dieu ! gémit Petit-Jeannot dont la main était toujours retenue dans la solide main de M. Baptiste. C’est moi qui voudrais les voir les mystères de la Crypte !
Mais M. Baptiste, toujours préoccupé, n’entendait pas Petit-Jeannot. La nuit venait. Il regagna avec son apprenti la vieille masure délabrée et abandonnée qu’il louait toujours à l’extrémité du village, du côté opposé à celui où étaient campés les romanichels et sur le bord même du rivage de la mer. Comme il y arrivait, il trouva debout, devant sa porte, un homme aux vêtements en lambeaux et qui portait sur ses épaules un gros bissac. L’homme était couvert de sueur et de poussière. À l’approche de M. Baptiste, il dit en soulevant un feutre lamentable :
– L’heure rouge approche !
M. Baptiste laissa échapper aussitôt un gros soupir, et Petit-Jeannot vit bien que tout le souci dont son front était chargé depuis deux jours avait disparu du coup. Alors il en fut intrigué et regarda de plus près l’homme au bissac. Il ne lui trouva pas l’air « catholique », mais plutôt une drôle de tête de Turc. « C’est une espèce de mécréant ! » se dit Petit-Jeannot. L’homme entra dans la maison sur un signe de M. Baptiste.
M. Baptiste s’était enfermé avec l’homme dans une petite pièce, laissant Jeannot au milieu de toute l’horlogerie, dont la première salle était encombrée. Le jeune homme était fort curieux de sa nature, et, comme aussi il était fort grand, il n’eut même pas à monter sur un escabeau pour apercevoir par le truchement d’une petite lucarne intérieure ce qui se passait de l’autre côté du mur. Il ne fut pas peu stupéfait d’apercevoir « l’espèce de mendiant » prosterné devant son maître et lui embrassant les genoux. M. Baptiste le releva avec une grande émotion apparente et lui adressa quelques paroles que Petit-Jeannot n’entendit point, mais qui lui semblèrent faire une grande impression sur l’étranger. Celui-ci leva les yeux au ciel, puis se prit à faire un long récit que M. Baptiste écoutait dans le plus parfait silence.
L’horloger s’était assis, les coudes à une petite table, et s’était mis la tête entre les mains. Quand « le mendiant » eut fini de parler, M. Baptiste releva la tête et Petit-Jeannot vit qu’il avait les yeux pleins de larmes ; tout en pleurant, il tendit les mains vers le bissac de l’étrange voyageur, et, s’en étant emparé, en vida le contenu sur la table. Il n’y avait là que des papiers qui devaient être fort précieux à en considérer les magnifiques cachets de cire qui les scellaient pour la plupart. M. Baptiste se leva, embrassa « le mendiant », et Petit-Jeannot n’eut que le temps de regagner sa place. Son maître conduisait déjà son visiteur au seuil de sa demeure. Puis, sans prêter aucune attention à son apprenti, M. Baptiste retourna s’enfermer dans la petite pièce.
Jeannot, s’étant assuré que son maître était très occupé à dépouiller le volumineux et mystérieux dossier qu’on venait de lui apporter, sortit doucement de la maison et descendit sur la grève, il s’assit sur un tertre, et, dans la nuit commençante, se prit à rêver. Et il était parti, ma foi, pour des pensées si vagues et si lointaines, qu’il ne prit point garde à quelques ursari (dompteurs d’ours) qui passèrent en traînant leurs bêtes velues aux ombres dandinantes. Autour de lui, la nuit se peuplait de silhouettes fantasques, grotesques ou monstrueuses. Une sorte de gigantesque araignée de mer sortit de l’ombre et gravit en rampant la rampe sablonneuse sur laquelle Jeannot était assis. Elle marchait dans un tel silence qu’on ne l’entendait point se déplacer. Ses cinq pattes supportaient une carcasse étrange et quadrangulaire.
L’araignée fut bientôt tout près de Jeannot qui n’avait pas fait un mouvement. Et de dessous la carcasse sortit une tête énorme et barbue et tout à fait phénoménale pour une araignée de mer, car on n’ignore pas que les araignées de mer, si grosses soient-elles, n’ont point de tête. Or celle-ci avait donc une tête dont les yeux tout ronds brillaient comme de l’acier. La tête s’allongea, se dressa devant Jeannot immobile, comme si elle allait le dévorer, et tout à coup s’en vint reposer tranquillement sur ses genoux.
– Oh ! fit Jeannot, qui fut surpris une seconde… Vous m’avez fait peur, monsieur Magnus !
– Pourquoi es-tu triste, Jeannot ?
– Parce que je ne suis point fait pour être horloger.
– Et pour quelle chose es-tu né, Jeannot ?
– Pour être phénomène, monsieur Magnus : j’ai deux mètres trente-deux. Je suis si maigre que je peux me cacher dans un tuyau de poêle ; je suis tout naturellement disloqué ; je cours comme un lièvre, et je me suis appris à remuer les oreilles comme un lapin.
– Il faut le dire à tes parents, Jeannot.
– Ah ! je leur ai déjà dit. Mais ils veulent que je sois horloger.
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