Ils m’ont mis en apprentissage chez M. Baptiste, qui est très bon pour moi, mais qui ne me laisse aucune liberté. Il craint toujours que je ne me sauve et que je ne l’abandonne pour suivre les bohémiens.
– Comment connais-tu le romani ? Qui t’a appris cette langue ?
– Eh ! j’avais cinq ans quand j’ai été volé, mon bon monsieur Magnus.
– Les bohémiens t’ont volé à tes parents ?
– Non, ce sont mes parents qui m’ont volé à des bohémiens !
– Oh ! fit M. Magnus, ça, c’est grave ! Mais ton père et ta mère, c’est pas ton père et ta mère ?
– Mais non. Moi, je ne leur suis rien à ces gens-là. Ils m’ont volé dans une foire, parce qu’ils avaient envie d’un gosse, et que je leur avais plu, sans doute par ma gentillesse ; et puis ils m’ont adopté. Et depuis ce temps-là, ça n’a été que des embêtements ! Il a fallu aller à l’école, et puis ç’a été l’horlogerie… Ils m’ont fait aussi enfermer dans une maison de correction parce que je courais toujours après les roulottes, et que je ne voulais plus rentrer chez nous. Mais ils n’ont pas pu me garder dans la maison de correction.
– Pourquoi ?
– Parce que je m’en échappais toujours. Moi, je glisse partout comme un serpent.
– C’est vrai que tu peux te cacher dans un tuyau de poêle ?
– Pourvu qu’il soit long… Mais il n’a pas besoin d’être tout droit ; il peut être replié comme on veut, je me replie comme lui.
– C’est bien ! Pourquoi restes-tu alors chez l’horloger ?
– Je l’aime bien. C’est un homme qu’a un gros chagrin qu’on ne sait pas lequel et puis il m’a dit qu’il était l’horloger des bohémiens, et il a besoin de moi à cause de la langue romani. Ça m’a fait prendre patience… Mais j’en peux plus !
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– Je voudrais descendre dans la crypte, comme un vrai romani, et y voir les mystères…
– Si tu fais ça, tu te feras tuer.
– Non, car je suis un romani et votre roi sera mon roi. Vous qui savez tant de choses, monsieur Magnus, savez-vous pourquoi on est resté cinq ans sans roi ?
– Les anciens disent que sainte Sarah a laissé grandir le dernier descendant du dernier Grand Coesre qui a été assassiné et qui sera vengé : il s’agit d’un jeune homme qui, paraît-il, s’appelle Rynaldo… On en parlait beaucoup hier soir dans les conseils des tribus…
– C’est lui qui sera nommé grand coesre ?
– Si Sarah le veut…
– Moi, je veux le voir ! Je veux être là quand il viendra dans la crypte…
– Il ne suffit pas d’être romani pour assister aux mystères du grand-coesre… Tu pourras adorer sainte Sarah, mais tu ne pourras pas assister aux mystères du grand coesre… On te fera sortir…
– Et vous, monsieur Magnus, vous y assistez ?
– Mais oui !
– Qu’est-ce qu’il faut pour ça ?
– Il faut une montre comme ça !
Et M. Magnus, cessant de faire l’araignée de mer, se releva tout droit sur ses deux jambes ; il apparut en une pose convenable, c’est-à-dire en nain parallélépipède à cinq pattes. De sa deuxième main gauche, il alla fouiller dans la poche de son gilet et exhiba une montre à Petit-Jeannot. L’apprenti horloger ne put retenir une exclamation.
– Oh ! fit-il, j’en ai vu des montres comme ça ! Je sais ce qu’il y a d’écrit dessus… Et bien qu’il fasse noir comme dans un four, je vais vous en dire l’inscription :
À deux heures
Et quart
Comme à toute heure
Que Jésus
Soit dans ton cœur !
Le nain sursauta sur ses pattes de derrière.
– Où as-tu vu de ces montres-là, Petit-Jeannot ?
– Chez M. Baptiste. À un moment, il y en avait tout plein une salle, sur tous les murs. Elles sonnent toutes midi à deux heures et quart, n’est-ce pas ?
– On ne peut rien te cacher, Jeannot.
– Non, rien. Ainsi M. Baptiste a voulu me cacher qu’il avait des montres comme ça ; mais moi, j’ai fini par me faufiler dans le cabinet noir où il les avait pendues.
– Et il n’en a rien su ?
– Ma foi, non !
– Tant mieux pour toi, Jeannot… Et il y a longtemps que tu as vu ces montres-là ?
– Cinq années passées, au moins, avant que je vienne ici pour la première fois, où j’ai fait votre connaissance.
– C’est donc ça, reprit Magnus pensif, en se grattant le menton de ses trois index, c’est donc ça que M. Baptiste est l’horloger des fils de la femme ?{4}
– Qu’est-ce que vous me conseillez de faire, monsieur Magnus ?
– Moi, je te conseille d’aller te coucher… Ah ! encore un mot, Petit-Jeannot… Si, par hasard, tu avais envie de raconter à un autre qu’à moi l’histoire des montres… eh bien, un conseil… Tais-toi ! Adieu, Jeannot !
II – AU FOND DE LA CRYPTE
C’est une vieille basilique que cette maison des Saintes-Maries-et-Sarah au bord de la mer. Il n’y a pas deux églises pareilles au monde. C’est une église et c’est un château-fort… Elle est la maison de la prière, et cependant ses tours, ses créneaux, son chemin de ronde, ses mâchicoulis semblent faits pour la bataille, et son abside supérieure est un donjon formidable qui a pu repousser l’assaut des Sarrasins. Les fêtes s’étaient déroulées comme à l’ordinaire. Le 24 mai, à dix heures du matin, il y avait eu messe chantée : à quatre heures du soir, après vêpres, descente et exposition des reliques, qui avait donné lieu, comme toujours, à de curieuses scènes de mysticisme ; à neuf heures, prédication ; à minuit, chemin de croix et rosaire. Le 25, messes et communions à partir de trois heures du matin ; à dix heures, grand-messe suivie de la procession sur la plage, et la mer avait été bénie… À quatre heures, vêpres, à l’issue desquelles on avait remonté les châsses des Maries dans le sanctuaire, au milieu des transports d’une foule en délire.
Enfin, le tour était venu de fêter plus particulièrement la servante, celle pour qui tout ce peuple vagabond s’était déplacé. Alors, pendant que les cérémonies religieuses se continuaient par des fêtes profanes, la petite porte basse ouvrant sur la crypte souterraine avait laissé passer le flot mystérieux des délégués romanis, hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, depuis les haillons jusqu’aux plus somptueux costumes tziganes gansés d’or. Et l’on avait commencé entre soi d’adorer, d’exalter sainte Sarah, en l’honneur de laquelle on avait allumé un foyer prodigieux de cierges, dont le moindre coûtait au moins cinquante francs.
Comment Petit-Jeannot était-il parvenu à se glisser dans cette foule fanatique ?
Il avait été certainement servi par la connaissance qu’il avait de la langue romani et des mœurs des bohémiens. Et puis il avait eu une imagination que nous connaîtrons bientôt, de laquelle du reste devaient résulter pour lui les plus graves conséquences.
Il était donc entré, et oubliant sa longueur, il essayait de se faire le plus petit, au milieu de cette tourbe déjà chantante et ululante dans l’embrasement des cierges. Caché derrière un pilier, s’efforçant de faire corps avec lui, il regardait avec des yeux de stupéfaction et d’effroi les manifestations subites d’une idolâtrie à laquelle les cérémonies précédentes, en dépit de l’enthousiasme qui y avait présidé, ne l’avaient que peu préparé.
À cause de ce mélange d’ombres et de flammes, de cette alternance de ténèbres et de clartés, de ce grouillement fantomatique de démons qui tantôt apparaissaient comme des figures en feu, et tantôt s’éteignaient comme si on avait soufflé dessus, il put se croire descendu dans un coin de l’enfer. D’abord, tout sembla tourner autour de lui. Il percevait peu de détails ; tout cela semblait être les figures, les têtes, les bras, les gestes, les haillons d’une même masse en délire qui s’étirait, se rétrécissait, se rallongeait, s’agitait, commandée par une seule âme damnée ; et de cette masse montait une odeur à laquelle la senteur des cierges et celle des encens et certains autres parfums d’Arabie se mêlèrent pour prendre Petit-Jeannot à la gorge et le faire défaillir.
Il eut honte de lui-même. N’était-il donc pas un vrai romani ? Déjà il distingue mieux ce qui se passe ; il perçoit des sons tout particuliers au-dessous et au-dessus de la grande litanie énervante composée uniquement avec le nom de Sarah. « Ah ! Sarah ! Ah ! Ah ! Ah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! Ah ! Ah ! Ah ! ahahsarah ! » Ce sont des sons de crânes sur les dalles, des bruits terribles de fronts sur le pavé d’airain… Comment, comment ces fronts n’éclatent-ils pas comme des noix ? Et puis voilà, autour des cierges, des cris plus aigus de femmes pâmées qui écartent les bras comme si on les clouait en croix… Elles tournent, tournent, tournent, les cheveux dénoués, la gorge sifflante, et puis elles s’abattent dans une crise affreuse… Et on les emporte jusqu’au fond ténébreux de la crypte, pendant que d’autres les remplacent et que la litanie continue : « Sarah ! Sarah ! Sarah ! Sarahahah ! Sarah ! Sarah ! »
Depuis combien de temps cette scène dure-t-elle ? Jeannot pourrait-il le dire ? Non, car il est comme enivré et sa bouche entrouverte chantonne déjà : « Sarah ! Sarah ! Ah ! Ah ! Ah ! » Et même les mouvements de la danse commencent à le faire danser… Autour de l’autel où brûlent les cierges, filles, femmes, estropiés se trémoussent à l’envi les uns et les autres. On se cambre, on se tord, on s’agite en mille façons extravagantes… Et Petit-Jeannot va se tordre lui aussi, quand une main tout à coup le saisit, puis une autre, puis une autre, le tirant par en bas… Il se penche. Qu’est-ce qui l’agrippe ainsi ? Ah ! ce sont les trois bonnes mains amies de ce cher M. Magnus.
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