Une femme à barbe avait excité ensuite son intérêt. Mais en cette minute agréable où son maître le traite, sans qu’il sache absolument pourquoi, de gibier de potence, toute son attention est retenue par l’apparition assez lointaine encore, tout à fait en bordure de la caravane, d’un petit point qui marche. Oh ! c’est épais comme une mouche. Et puis cela grossit naturellement, mais, chose extrêmement curieuse, cela grossit surtout en largeur.
Et c’est arrivé à quelques pas de Jeannot, ça ne mesure guère, des pieds à la tête qui est énorme, plus de soixante-deux centimètres ; mais ça s’étale d’une jambe à l’autre d’une façon étonnante ; le buste tout court est plus large que haut, et les épaules s’allongent horizontalement, pour laisser pendre, à angles droits, deux bras dont les petits poings balayent la terre avec nonchalance.
– Bonjour, monsieur Magnus ! fait Jeannot, en soulevant timidement sa petite casquette. Me reconnaissez-vous ?
– Si je vous reconnais, mon petit Jeannot ! répond le phénomène avec une belle et puissante voix de basse. Si je vous reconnais ! Vous n’avez pas beaucoup changé !
Et il lui tend la main. Jeannot, qui a une main libre, en profite pour serrer l’une des mains de M. Magnus avec émotion. Et pendant que M. Magnus et Jeannot se serrent ainsi la main… il y a encore deux petits poings qui appartiennent à M. Magnus et qui continuent de balayer la terre avec nonchalance… Car M. Magnus a trois bras mais ce troisième bras, M. Magnus ne le montre que dans les grandes circonstances, pour vingt-cinq centimes les jours de représentation, et pour rien quand il rencontre un véritable ami ! Dans ce dernier cas, c’est avec la troisième main « qu’il la lui serre ».
À l’ordinaire, le troisième bras, qui prend son origine par derrière l’omoplate gauche, se dissimule sous le vêtement, la main passée dans le gilet, selon le geste cher au grand Napoléon. M. Magnus est bien connu du monde entier sous le nom du Nain parallélépipède à cinq pattes. Il est illustre. Jeannot est tout rouge du bonheur d’avoir été reconnu par cette illustration.
Il balbutie :
– Hélas ! non, monsieur Magnus, je n’ai pas beaucoup changé depuis cinq ans. Je n’ai réussi à grandir que de cinq centimètres, ce qui ne fait qu’un centimètre par an et qui me donne en tout deux mètres trente-deux.
– Ça n’est déjà pas mal, répliqua M. Magnus d’un ton consolateur. J’espère qu’on se reverra.
– Oh ! oui, monsieur Magnus !
Le nain salue M. Baptiste de l’une de ses mains gauches, et continue son chemin.
Jeannot soupire :
– Je n’étais pas fait pour être horloger…
Quant à M. Baptiste, il n’a prêté aucune attention à la scène de Jeannot et de Magnus. Son regard ne s’est éclairé un peu qu’en apercevant la roulotte de l’antique Giska, la paysanne de la Forêt Noire. La sorcière, de son côté, a aperçu M. Baptiste et a remué son menton d’une certaine façon qui a paru satisfaire l’horloger. Et M. Baptiste traînant toujours Jeannot par la main, s’est mis à suivre la roulotte. À ce moment, les cris redoublent en tête de la caravane. Cela vient de la place de l’Église. Chacun s’y précipite, s’y entasse, s’y étouffe. Le peuple des nomades a enfin atteint le seuil, la Pierre Promise.
Une grande joie est répandue sur tous les visages. Ils sont arrivés. Demain, on leur ouvrira les portes du sanctuaire, et tous, ils oublient les chemins parcourus, tous les romani, même ceux qui sont venus de très loin et qui traînent à leurs souliers d’osier la poudre des deux mondes… Ceux qui ont accompli les premiers rites, les premières prières, accompagnées de signes incompréhensibles aux profanes, font place à d’autres, et s’en vont procéder à leur hâtive installation en attendant les cérémonies du lendemain{3}. Des tentes se dressent partout, sur les places, sur la plage, dans la plaine.
Des forains dressent déjà leurs baraques pour les fêtes qui suivent les cérémonies religieuses et l’élection du roi. Des feux s’allument, çà et là, sous les chaudrons pendus à trois bâtons en faisceau, et qui contiennent la soupe du soir. De la marmaille demi-nue souffle sur les charbons ardents, tandis que les premiers des tribus se réunissent au bord de la mer, s’accroupissent en cercle et parlementent déjà autour de l’événement attendu…
… attendu depuis cinq ans…
… Car depuis cinq ans les romichals n’ont point de chef. Un signe mystérieux venu d’en haut leur a ordonné d’attendre. Et toutes les bandes accourues, il y a cinq ans aux Saintes-Maries-de-la-Mer s’en étaient retournées et s’étaient dispersées aux quatre coins du monde sans le mot d’ordre suprême qui fait les cigains joyeux et pleins d’espoir.
Qui donc leur aurait donné alors le mot sacré, puisque leur grand coesre, le dernier élu de sa race, était mort, disait-on, assassiné, et qu’ils avaient reçu l’ordre de sainte Sarah d’attendre pendant cinq ans un nouveau maître ? Hélas ! hélas ! l’insigne du commandement, le fouet du grand-coesre avait été laissé à la garde des Saintes-Maries, sur la pierre du tombeau de sainte Sarah, au fond de la crypte sacrée. Mais aujourd’hui, l’heure est venue ! L’heure où la main du maître inconnu va saisir le fouet aux acclamations de son peuple et en faire cingler la mèche déchirante.
Autour des chefs des tribus assemblées, sur la plage, on fait un large cercle de mystère et de silence. Les étrangers n’ont point le droit de savoir ce qui se dit là-bas… Il y en a de ces étrangers, foi de tziganes !… qui voudraient en savoir plus long que les tziganes eux-mêmes qui, eux-mêmes, ne sauront rien avant que les délégués de tous les romanis de la terre soient sortis de la crypte mystérieuse où ils s’enfermeront pendant trois jours. Que se passe-t-il pendant ces trois jours-là ? Quand ils se seront glissés par la petite porte, quasi dérobée, derrière l’église, dans le vaste souterrain habité par le souffle de sainte Sarah, à quelles pratiques millénaires se livreront-ils ? Les gens du pays racontent qu’hommes et femmes vivent là dans une terrible promiscuité et qu’il se passe dans cet antre des choses tellement effrayantes que la terre gémit comme une femme enceinte et que les pierres de l’église en tremblent jusqu’au troisième dimanche.
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