Et il se laisse conduire.
– Viens ! dit M. Magnus. Laissons ces fous. Nous allons nous asseoir à côté des aurari{5}, des chaudronniers et des lingurari{6}. Ce sont des gens sérieux qui laissent crier tous les liaessi{7}. Et tu feras comme moi, et tu ne te laisseras pas émouvoir… Comment as-tu pu passer inaperçu avec ta taille, avec ton petit complet de magasin de nouveautés ?
– Bah ! fait Petit-Jeannot, je ne me suis point caché.
Et il exhibe à M. Magnus une montre qu’il a tirée de son gousset.
– Oh ! tu m’en diras tant ! fait M. Magnus. Mais prends garde ! ces petites affaires-là, ça brûle !
Petit-Jeannot serre sa montre et demande :
– Est-ce qu’on ne va pas bientôt élire le grand-coesre ?
– Attends un peu, répond le nain. Avant, on va tuer les deux petits enfants.
– Comment ! on va tuer deux petits enfants ?
– Oh ! fait M. Magnus avec une moue méprisante, ce sont deux petits enfants de gadschi{8}.
– C’est abominable ! Je ne veux pas voir une chose pareille !
– Chut ! Tu vas te faire écharper. C’est un sacrifice que nous faisons à sainte Sarah pour qu’elle nous donne le Coesre vengeur.
– Vrai ? Ce sont deux petits enfants que l’on a volés ? interrogea en tremblant le pusillanime Jeannot.
– Non ! On les a achetés à leurs pères et à leurs mères. Oh ! ils sont bien à nous. Nous les avons achetés avec notre argent{9}. Jamais on n’aurait pu offrir à sainte Sarah un enfant qu’on aurait volé. Je croyais que tu savais cela, Petit-Jeannot. Ces enfants-là, ils sont à nous et bons pour le sacrifice comme Isaac était à Jacob !
– Monsieur Magnus, je veux m’en aller !
Ils étaient arrivés dans un des coins les plus profonds de la crypte ; et là, Petit-Jeannot, dont les yeux commençaient à se faire à l’obscurité, distingua un grand nombre d’ombres assises et qui ne remuaient, ni ne parlaient, ni ne chantaient.
– Tu peux t’asseoir ici, avec nous, Petit-Jeannot. Tu es de la confrérie.
– Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?
– Ce sont les Heures !
Et comme pour corroborer le dire de M. Magnus, dans le même moment, toutes les Heures, dans leurs poches, se mirent à sonner douze coups.
Puis il y eut un grand éclat de voix qui fit se retourner Petit-Jeannot. Là-bas, devant l’autel improvisé où brûlaient les cierges, des flammes vertes venaient de s’allumer ; une épaisse fumée odoriférante montait et dans ce nuage diabolique apparaissait, debout sur le trépied de bois de coudrier, Giska, les bras en l’air, brandissant d’une main un fouet court au manche de cuivre et à la longue lanière, et de l’autre un large poignard, cependant qu’autour d’elle les danses avaient cessé et que s’élevait sous les voûtes profondes et sonores le terrible chant de « Pharaon » entonné par le chœur des Lautari, le chant de « Pharaon », le plus vieux chant de la race que seuls les initiés aux grands mystères peuvent comprendre, et que Petit-Jeannot ne comprenait pas !
Mais Petit-Jeannot, s’il ne comprenait pas, voyait. Il voyait le poignard de Giska dessiner une croix au-dessus d’un petit autel de pierre, et sur cette pierre il y avait deux petits enfants, beaux comme des anges, étendus tout nus et qui pleuraient au milieu de ce peuple de démons. Alors Petit-Jeannot commença de regretter sincèrement l’horlogerie, et il n’y eut pas trop des trois bras accueillants de M. Magnus pour le soutenir.
Tout à coup le chant du « Pharaon » cesse, et Giska commence une étrange psalmodie que toute l’assemblée répète en chœur, et ce chant est le plus lugubre de tous ceux qui se sont fait entendre depuis le commencement des cérémonies. Elle appelle la bénédiction de sainte Sarah sur le grand Œuvre entrepris par le peuple nomade cigain, et pour que la sainte soit à jamais liée avec son peuple, Giska lui annonce que ce peuple lui offre le sang tout chaud de deux petites filles de gadschi, que l’on a payées très cher et que l’on va tuer comme de jeunes biches, selon la loi du Tigre et de l’Euphrate et malgré la loi des gadschi.
– Alors, annonce Giska, le peuple verra enfin arriver le Coesre vengeur, le Dieu doré, que sainte Sarah lui a promis, et qui doit venir avec ses cheveux d’amour et sa taille de fille à marier et ses petits poings d’enfant qui saisiront le fouet retentissant !
En entendant ces derniers mots, il y eut tout près de Giska, devant l’autel de pierre, de sourdes exclamations, puis des protestations.
– Un enfant ! Nous ne voulons pas d’un enfant pour grand-coesre ! Giska ne sait plus ce qu’elle dit ! Notre vieille sorcière est folle !
D’autres voix criaient :
– Elle parle du jeune Rynaldo ! Il ne saurait même pas tenir le fouet ! Il n’est encore bon qu’à le recevoir !
– Du jeune Rynaldo ou de tout autre ! Sainte Sarah seule sait de qui je parle ! fit la voix de Giska. Taisez-vous, maudits, quand sainte Sarah parle par ma bouche !
– Qu’elle parle ! Qu’elle parle ! cria-t-on du fond de la crypte.
Alors la voix de Giska domina tous les bruits, même les propos et les rires impuissants des concurrents. Ces concurrents étaient Balthazar de Croatie, Routchouk le Valaque, Hedjaz du grand désert de la mer Rouge, et Attila le Dace. Ils étaient noirs comme des corbeaux et se gaussaient de la prophétie qui annonçait que le Fouet tomberait dans la main d’un éphèbe doré. Eux, ils étaient forts comme des brigands. On verrait. Depuis cinq ans, ils étaient candidats. Sainte Sarah connaissait les siens. Mais Giska redresse son vieux col étique. Elle pousse un grand cri sauvage en agitant le fouet et le poignard. Elle est inspirée. Ses yeux flambent. Sa bouche écume : ce n’est plus la sorcière, c’est la prophétesse.
– Je le vois ! Je le vois ! le petit Dieu doré ! Sainte Sarah l’a fait grandir en force et en sagesse ! Le voilà ! Le voilà avec ses longs cheveux blonds qui descendent jusqu’à ses talons et ses si grands yeux de nuit noire ! Il a un visage de rose et de lys ! Il a de petites mains et de petits pieds, mais malheur à ceux qui en approcheront ! C’est un vrai cigain de la vraie race.
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