Et maintenant, le voilà, à genoux, auprès du corps ; il regarde et il écoute.
– Je crois qu’il est bien mort ! fit-il. Regarde donc, Karl ! Karl se penche à son tour sur le cadavre, écarte les vêtements qui recouvrent cette noble poitrine et, levant son poignard, l’enfonce jusqu’à la garde…
– Pour en être plus sûr ! dit Karl…
Léopold-Ferdinand s’est relevé, a repoussé le cadavre du pied et est revenu à ce lit où les deux formes s’allongent sous le drap mortuaire. Il prononce ce mot, ce seul mot : « Savoir ! » Puis il se courbe davantage, davantage encore sur ces deux visages si beaux, si jeunes… qui ont toute l’apparence de la mort, et tout à coup, il ne peut retenir une sourde exclamation. Son doigt qui tremble montre l’une des deux têtes :
– Regarde, Karl ! Regarde !
Au-dessus du front de marbre, dans la chevelure plus noire que la nuit, vient de pousser une mèche blanche. Et il reste sans un geste, stupéfait, devant ce phénomène… ne pouvant comprendre. Enfin, il calme son émoi et dit, la voix mal assurée :
– On va pouvoir les reconnaître l’une de l’autre, maintenant. Viens, Karl !
Et, ayant enjambé le cadavre, le bourreau s’en va, suivi de son aide… Derrière les murs, le rire s’est tu.
*
* *
Quelques minutes se passent sans que rien vienne troubler le silence de cette chambre funèbre où il y a un corps de plus… et puis une porte s’ouvre tout doucement, et une vieille qui sanglote, toute couverte de voiles noirs, une vieille noble dame, couronnée de cheveux blancs, s’avance vers le cadavre, tombe à genoux, et dépose un baiser sur le front sanglant de Réginald. Après quoi, elle glisse la main dans la poche du gilet et « fait la montre du mort ». Puis elle se relève, se signe et dit tout haut :
À deux heures
Et quart
Comme à toute heure
Que Jésus
Soit dans ton cœur ! {2}
FIN DU PROLOGUE
PREMIÈRE PARTIE – LES MYSTÈRES DE LA CRYPTE
I – LES SAINTES-MARIES-DE-LA-MER
Les Saintes-Maries-de-la-Mer. Un pays, un village qui s’appelle les Saintes-Maries-de-la-Mer. Ce nom est long, lent, onctueux et charmeur comme une prière. Et c’est vrai qu’il existe, dans la solitude immense des marais insalubres et des sables sans fin, dans une contrée désolée, très loin du monde, un petit village de pêcheurs surgi, on ne sait par quel miracle, de la lagune mouvante, un petit village qui s’appelle les Saintes-Maries-de-la-Mer !
Sur cette grève de la Camargue, l’histoire ou la légende – c’est souvent la même chose – nous apprend que la troupe très sainte des Maries fut jetée par la tempête. Les gentils les avaient chassées d’Antioche, embarquées, vouées à l’infortune des flots. C’étaient les femmes qui avaient pleuré Jésus, les parentes du Christ qui avaient gémi au pied de la croix, et le Golgotha était encore plein de leur douleur.
Marie Jacobé et Marie Salomé habitèrent donc ce lieu, et avec elles leur servante qu’elles avaient amenée de Judée et qui s’appelait Sarah, celle qui devait devenir la patronne des bohémiens. Un autel leur fut dressé dans ce désert, et à cause de cet autel, il arrive que ces mornes solitudes sont parfois étrangement peuplées.
Ainsi, en ce jour où le doux soleil de mai dore les sables et se reflète au miroir des étangs argentés, regardez !
Voici, sur les routes qui viennent de tous les points de l’horizon, une étrange et innombrable procession de véhicules bizarres, de pataches préhistoriques, de roulottes de toutes nuances, de toutes formes, de toutes dimensions, entourés d’un peuple poussiéreux, coloré, de nomades, de bohémiens, de tziganes accourus de toutes les directions, parlant toutes les langues, tous les patois, tous les charabias, qui à pied, qui à cheval ; et tout cela se meut, s’allonge, s’arrête, repart à nouveau le long des routes, dans un ordre relatif, mais dans un grouillement étonnant de splendeur et d’ignominie, d’ombre et de lumière. Gitanes d’Espagne, gypsies d’Angleterre, zingaris d’Italie, zigenner d’Allemagne, ciganos de Portugal ; tous les types et tous les métiers de la route, tous nos bohémiens chaudronniers, vanniers, musiciens, maquignons, marchands de bonne aventure, maraudeurs et tire-laine, tous les romanichels de la terre, les romichals, les cigains, comme ils disent, sont là représentés : les uns beaux comme des demi-dieux ; les autres dégénérés, monstrueux, tirant des bénéfices quotidiens de leurs anomalies physiques ; des jeunes femmes aux yeux de cigale, rayonnantes de toute la beauté orientale, au teint doré par les soleils d’Asie ; de vieilles sorcières au menton de galoche, tireuses de cartes, habituées du sabbat, magiciennes qui ont recueilli toute la laideur, toute la vieillesse, toute la saleté humaines, et en tête desquelles, accroupie en silence sur le siège de sa hideuse baraque roulante, derrière une boiteuse haridelle, Giska, « la paysanne de la Forêt-Noire », allonge son profil d’enfer…
Mais que se passe-t-il tout à coup ? Pourquoi cet arrêt brusque de toutes les colonnes en mouvement ? Pourquoi ces bras en l’air ? Ces cris, ces clameurs sauvages et suraigus ? Pourquoi ces cavaliers se dressent-ils sur leurs étriers, avec des gestes de fous sous les cieux embrasés ?
C’est que là-bas, tout à l’horizon, le peuple des nomades a enfin aperçu, debout sur les eaux, la basilique sacrée, l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer, temple saint de la légende, la maison de sainte Sarah, vieille de plus de mille années, et qui, toute droite encore, les regarde venir, eux, ses enfants chéris, les fils de la Poussière, les maîtres de la Route… Et les clameurs redoublent ! Hosannah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! la mère des bohémiens ! Elle les attend tous, là-bas, dans la crypte profonde… la sainte d’entre les saintes, celle que tous les délégués de tous les bohémiens de la terre viennent visiter et prier, celle qui tous les cinq ans leur donne un roi, le grand chef de la Terre en marche, le grand Coesre ! Celui qui porte le fouet en sautoir et qui flagellera le monde !
Les troupes exaltées se sont remises en route. On excite les chevaux fourbus, les cavaliers bondissent, le peuple en haillons des femmes et des enfants court dans la poussière, et toutes les mains sont tendues vers l’apparition… là-bas…
Des étrangers, attirés par la curiosité de ce spectacle, sont venus pour assister aux fêtes et sont allés aux portes du village, au-devant des nomades. Au premier rang de ces étrangers, se tient un homme d’un certain âge, que quelques bohémiens saluent au passage, de son nom : M. Baptiste.
C’est une figure bien simple et bien triste que celle de ce M. Baptiste. Oh ! il est connu aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Depuis des années il revient toujours au moment des fêtes, et il ne faut pas croire que ce soit uniquement par curiosité. Il y trouve son intérêt. C’est lui qui, à ces dates fixes, raccommode toute l’horlogerie des romanichels. Ceux qui ont des montres qui ne marchent plus attendent d’être arrivés aux Saintes-Maries-de-la-Mer pour les confier à M. Baptiste, qui est un habile homme. Du reste, quand on le regarde, on devine bien au premier coup d’œil à qui on a affaire. Il n’y a qu’un horloger pour porter cette espèce de blouse noire-là, et fixer toutes choses de si près, avec ce mouvement de myope et aussi cette attention soutenue et tout à coup immobile. Quand il observe les gens, ses petits yeux tristes et inquiets semblent s’approcher des visages pour les fouiller ride à ride et y découvrir quelque chose qui s’y cache, comme lorsqu’il fouille pièce à pièce dans ses rouages pour y trouver « ce qui fait que ça ne marche pas ». Et certainement il y a quelque chose qui ne va pas suivant les désirs de M. Baptiste, car le voilà bien nerveux au fur et à mesure que les groupes défilent.
La muette et inquiète investigation à laquelle se livre M. Baptiste ne l’empêche pas de traîner derrière lui, par la main, comme s’il avait peur qu’il ne s’échappât, un bien étrange et long, bien long jeune homme, dont les habits étriqués (un complet jaquette à carreaux, tout neuf) le vêtent trop court, dont le pantalon s’arrête haut au-dessus des chevilles. La tête de ce jeune homme, qui offre un curieux mélange de naïveté et de malice, le tout fort emmêlé de cheveux filasse, se balance avec candeur au-dessus du commun des mortels. Ce jeune homme est certainement l’un des plus longs et des plus secs jeunes hommes connus ; il se laisse docilement conduire par M. Baptiste. Il semble prendre plaisir à tout et même à des riens du tout.
Ainsi, il s’est penché tout à l’heure, avec ravissement, sur trois culs-de-jatte qui passaient et il a paru enchanté de pouvoir étudier de si près leur structure avortée.
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