Une rivalité personnelle est aussi en jeu, avec une composante possiblement érotique : en témoigne la concurrence symbolique autour de Suzanne, où l’argent investit, comme de juste, la sphère libidinale.
L’« aliénation » de l’héroïne, selon un mot clé du roman115, est à entendre en tous sens : suscitation de la folie, privation d’entendement propre et privation d’autonomie économique, réduction à un statut de marchandise, sortie de la sphère des sujets humains pour passer à un état de minorité superlatif, celui du « tombeau » monacal. L’article « Religieux » de l’Encyclopédie permet d’associer cette métaphore à une condition juridique précise : les religieux « sont morts civilement du moment de leur profession, et conséquemment incapables de tous effets civils ; ils ne succèdent point à leurs parents, et personne ne leur succède116 ». Dans cette société d’Ancien Régime où l’individu n’existe réellement que pris dans le poids du lignage, du « pays » et de tout un réseau d’appartenances et de solidarités verticales qui déterminent son trajet et sa condition, la fascination ambiguë qu’exerce la figure du religieux ou de la religieuse tient en large part à ce statut d’étrangers au monde qui fait d’eux des parias sociaux. Mais si on est « résolu à disposer [d’elle] sans [elle] » (p. 22), c’est aussi que Suzanne est entourée de mères indignes qui la font circuler comme un placement avantageux d’un couvent à l’autre, le premier de ces placements étant une assurance sur la vie éternelle : Suzanne paie (de sa personne) pour la faute d’une génitrice qui entend acheter son paradis en se débarrassant de sa fille. L’un des coups de génie du roman est bien d’avoir articulé le dispositif de séduction narrative à ce drame de famille : la narration manifeste le travail de récupération de l’amour dans la manière dont elle fabrique des scénarios de favoritisme systématique.
Mais s’il laisse ainsi entrevoir la duplicité du geste d’affirmation d’un « moi » qui ne perd pas de vue son amour-propre, voire sa vanité, le roman oppose la voix du désintéressement universaliste à celle de l’égoïsme. D’une manière générale, La Religieuse se démarque des « romans de couvent » en ce que Diderot y a représenté une révolte dont les motivations relèvent de l’affirmation plénière d’un sujet en quête d’autonomie : sujet affectif (le statut de l’enfant dans l’économie familiale), sujet du droit (la possibilité judiciaire de faire appel d’une décision le concernant), sujet intellectuel (la liberté de penser), sujet de désir (la liberté d’entendre et de jouir de la nature). Face à une coalition d’egos inaptes à accepter la liberté d’autrui et lui imposant la logique de leurs passions personnelles, Suzanne, cette religieuse dont Diderot n’a pas voulu que l’insurrection ressortisse du mobile anecdotique et intéressé de la déception amoureuse, échappe symboliquement à l’ordre de ces passions pour mieux porter la parole de refus d’enrégimentement sur le terrain de la raison et du bonheur humain. On comprend ainsi pourquoi, chez Diderot, écrire un roman philosophique suppose de ne pas écrire un roman libertin.
Destins de Suzanne
Reste que l’équilibre du roman tient à une double orientation : d’un côté, le combat des Lumières et la demande universaliste de liberté ; de l’autre, une histoire fortement individualisée, qui donne sa chair à l’abstraction militante, de quête identitaire grevée par le tabou de l’origine. Sarah Kofman117 a naguère suggéré qu’on pouvait lire La Religieuse à la lumière du concept freudien de « roman familial » : le parcours de Suzanne est contrarié par un enfermement qui la frustre de son scénario d’enfant trouvé, ébauché au début du texte dans la demande sur l’identité du vrai père. Ne relèverait-elle pas alors plutôt du modèle de la « bâtarde » ? D’après Marthe Robert, « il n’y a que deux façons de faire un roman : celle du Bâtard réaliste, qui seconde le monde tout en l’attaquant de front ; et celle de l’Enfant trouvé qui, faute de connaissances et de moyens d’action, esquive le combat par la fuite ou la bouderie118 ». Ce « Bâtard » s’incarne, selon elle, dans les grandes figures conquérantes du roman du XIXe siècle, comme Julien Sorel ou Rastignac. Certes, Suzanne renverse bien la censure familiale en attitude combative pour faire entendre ses droits, mais elle est tout de même assez éloignée de pareils modèles : la « place vide » de son origine (sur laquelle on refuse de l’éclairer) n’est comblée par aucun récit de soi vraiment fonctionnel, c’est-à-dire susceptible de s’imposer socialement, là où la Marianne de Marivaux, par exemple, parvient à faire reconnaître aux autres son roman familial, à savoir sa foi proclamée en ses origines nobles, ce qui lui permet de gravir l’échelle sociale.
Suzanne, au contraire, est vite marquée par la passivité, signe de l’efficacité disciplinaire de l’institution conventuelle. Elle en observe les progrès en elle avec un certain effroi, faisant la liste des possibles en matière d’action auxquels elle renonce : le suicide, la mise à feu du couvent119. Christophe Martin suggère de voir dans l’inadaptation permanente de Suzanne au monde et son immobilisme claustral un désir régressif de retour au ventre maternel120. On peut, de fait, être attentif à la circularité du roman, qui enserre l’héroïne dans l’étouffante clôture de deux carrosses piégés : celui où elle affronte sa mère jusqu’à en être frappée au sang, et le « fiacre » dans lequel a lieu la tentative de viol crapuleux par le bénédictin. Le scénario de fantasme du roman oscille, à cet égard, entre modalité pathétique et modalité sadique, au service d’une insistance sur le continuum de l’enfermement : La Religieuse, c’est l’histoire de quelqu’un qui ne s’en sort pas. Ainsi la réalité conventuelle s’inscrit-elle dans un temps immobile, répétitif, où s’enlise la variabilité accidentelle de la vie121.
La précarité maintenue de la situation de Suzanne est néanmoins balancée par une insistance fascinée sur sa solidité physique et sa fermeté d’esprit redoutable, au milieu de l’ardente galerie des vierges folles à laquelle son créateur ne se résout pas à l’abandonner totalement. Cette résistance lui donne tout de même droit à une place parmi les héroïnes énergiques de Diderot122. Comme il l’écrira dans le Supplément au Voyage de Bougainville, « ces frêles machines-là renferment quelquefois des âmes bien fortes123 ». Face aux violences que le couvent inflige aux besoins vitaux, Suzanne incarne « le désir de vivre lui-même124 » en tant qu’il illustre aux yeux du matérialiste conséquent la commune appartenance à l’espèce humaine. Ce désir ne résiste pourtant pas à la sortie du cloître et de l’habit, seconde peau ou nouvelle tunique de Nessus qu’il est mortel de s’arracher125. Le contraste entre une humaine condition désespérément revendiquée et la brutalité de l’exclusion du monde, dont le symbole le plus patent est un vêtement fait pour dissimuler le charme et supprimer l’identité individuelle, nourrit, au XVIIIe siècle, un imaginaire pathétique de la victime immolée imprégné d’une tendresse ambivalente : entre protection paternaliste et attirance érotique, il satisfait aux exigences moralisatrices de la sensibilité typiques de la fin du siècle, tout en s’insinuant dans les plis de l’habit-tombeau en inavoué voyeur. Louis Sébastien Mercier, qui fut l’un des disciples du Diderot théoricien de l’art dramatique, en fournit un exemple très représentatif :
Je n’ai jamais vu une religieuse placée derrière une grille de fer sans la trouver souverainement aimable ; il n’y a point d’ornement qui vaille cette guimpe. Ce voile, ces habits lugubres, la mélancolie de leurs regards, qui dément leur parole ordinairement vive et précipitée ; l’impossibilité de changer leur état, le sentiment que tant de charmes sont perdus, et que le soupir de l’amour malheureux sera éternel dans leur cœur ; tout m’attriste devant la barrière impénétrable que rien ne peut briser. Quand je m’éloigne, je sens avec amertume qu’il n’est point au pouvoir d’un mortel d’adoucir les maux de ces infortunées126.
Le texte de Mercier présente à la fois les signes de l’impatience réformatrice des Lumières, qui débouchera sur la suppression des ordres monastiques sous la Révolution, et ceux de la perception romantique du personnage sublimé de la religieuse, mais il reste étranger à la nature particulière du trouble sexuel qui baigne le roman de Diderot127, dont la sensibilité baudelairienne, en revanche, fixera pour longtemps l’obsédante noirceur, au risque de dissoudre le roman des Lumières dans celui des « femmes damnées » et « impures », complices de la mélancolie du poète :
L’œil plus noir et plus bleu que la Religieuse
Dont chacun sait l’histoire obscène et douloureuse128.
Les vers baudelairiens sont à prendre à la lettre : au XIXe siècle, La Religieuse fait partie de ces œuvres inavouables que la pudibonderie du temps censure, que les tribunaux même condamnent régulièrement, mais que tout le monde lit. Diderot, romancier obscène, philosophe athée et matérialiste, est à peu près aussi délicat à évoquer que Sade, ce qui n’empêche pas, bien au contraire, que dès sa publication imprimée, La Religieuse connaisse de multiples éditions et traductions, en France et dans toute l’Europe. C’est d’ailleurs la traduction anglaise, dès 1796, par l’éditeur Buisson, qui inspire l’imaginaire du roman gothique au début du XIXe siècle. Mais ce sont bien surtout les moiteurs suspectes de l’érotisme conventuel qui attirent et révulsent les consciences bourgeoises modernes, jusqu’à l’épisode navrant de la censure du film de Jacques Rivette, La Religieuse (1966), privé de visa d’exploitation après sa projection à Cannes : on s’émouvait alors des scènes érotiques, plus encore que de la mise en images de la violence.
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