Dans l’Éloge de Richardson, Diderot définit ainsi le romancier, à la faveur d’une célèbre image platonicienne :

C’est lui qui porte le flambeau au fond de la caverne ; c’est lui qui apprend à discerner les motifs subtils et déshonnêtes, qui se cachent et se dérobent sous d’autres motifs qui sont honnêtes et qui se hâtent de se montrer les premiers101.

Le romancier n’oublie pas qu’il est aussi un philosophe attaché à démasquer les appareils de tromperie et d’égarement des consciences, et s’il fait réfléchir son lecteur à l’aisance troublante avec laquelle il se confie au mensonge séduisant de la fiction, c’est pour mieux l’inviter à suivre Suzanne avec empathie dans son expérience révoltée de cette grande mystification sociale et religieuse qu’est le recours aux vœux forcés102, par la peur et la manipulation, pour se débarrasser d’une progéniture encombrante.

Suzanne tient de son créateur la posture de narratrice défiante à l’égard des couvents, qu’elle refuse absolument de reconnaître comme légitimes du point de vue du sujet libre qu’elle demande à être ; elle est donc aussi la voix qui donne à entendre la facticité des discours disciplinaires du religieux. C’est pourquoi elle peut se fondre par instants dans la rhétorique du factum, sorte de « contre-sermon » sécularisant les valeurs morales103. L’habileté de Diderot a consisté à ne pas faire de son héroïne un simple personnage-support de l’anticléricalisme, voire de l’irréligion propre à un certain militantisme philosophique, mais plutôt l’incarnation d’un christianisme vertueux – en résonance avec celui du vrai Croismare – qui déteste les « momeries » et autres traits de bigoterie, se défie des impostures, à la façon du Christ de combat chassant les marchands du Temple, et récuse l’autoritarisme du catholicisme dogmatique au profit d’une conception dangereusement émancipée de la foi. Elle se heurte à une supérieure « constitutionnaire », c’est-à-dire favorable à l’application de la constitution Unigenitus, cette fameuse bulle papale de 1713 condamnant les propositions d’un théologien janséniste qui a rouvert, pour tout le XVIIIe siècle, la querelle des jésuites (ou « molinistes ») et des jansénistes. La mère Christine est donc du côté de la répression des tendances « jansénisantes » dans les couvents et les monastères.

Suzanne est-elle janséniste ? Cela ferait d’elle une rebelle, car le jansénisme militant de la période est pourchassé, entre autres parce qu’il en appelle au droit à témoigner de sa foi en dehors des cadres prescrits par la hiérarchie ecclésiastique : or, Suzanne se fait confisquer une Bible qu’elle prétend lire seule, de même qu’elle entend ne pas prendre parti dans la querelle des jansénistes et des molinistes, ce qui est une manière de ne pas rejoindre officiellement le « bon » camp. Diderot ne lui fait-il pas avouer aussi qu’elle a pu avoir une activité de « factieuse » ? Son recours à un avocat, son origine sociale même (un père avocat de la petite bourgeoisie) l’identifient comme de milieu et d’habitudes jansénisants : le mouvement recrute largement dans cette profession, et se distingue rapidement par sa capacité aux mobilisations judiciaires. C’est lui qui, dès les années 1720-1730, commence à populariser la littérature publique des mémoires et autres factums.

Folies du cloître et de la croix

L’enjeu est cependant ici moins l’identité idéologique et religieuse précise de Suzanne, en réalité fuyante, que ce qu’elle permet de suggérer des fonctions « philosophiques » du personnage : le sens de la contestation et la capacité à la démystification104. Comme « factieuse » récusant le fanatisme, elle porte le flambeau dans la caverne du couvent, et découvre des passions secrètes, qu’elle voudrait « déshonnêtes » (p. 84), à l’œuvre derrière les apparences. Diderot se sert aussi de son héroïne comme d’un anneau de Gygès : observatrice critique et mobile, elle organise les indiscrétions ouvrant les murs fermés de l’institution monastique, semblable, à cet égard, à l’Asmodée du Diable boiteux de Lesage et même au Mangogul des Bijoux indiscrets. Après tout, il s’agit bien toujours de faire entendre ce que disent les sexes féminins. Le matérialisme diderotien articule ici le militantisme des Lumières à un discours sur le droit à la sexualité et contre la répression organisée par le couvent. Défini comme une contre-société, celui-ci pose pour le philosophe la question de tout ordre collectif en tant qu’il parvient, ou non, à articuler la destination sociable de l’homme à la naturalité de sa vie instinctuelle. La socialité conventuelle, qui ne le permet pas, et même qui l’interdit, est monstrueuse. Les vœux exigent une discipline, lit-on dans le roman, tellement en dehors de la « nature » qu’elle ne peut convenir qu’à des « créatures mal organisées » (p. 101), formulation typique du vocabulaire matérialiste. Les autres entrent en résistance, au risque d’en mourir : la supérieure de Saint-Eutrope n’est pas tant monstrueuse par sa nature, qu’elle ne le devient sous la pression qu’inflige à ses penchants le système carcéral du couvent105.

Le style du mémoire retrouve l’horreur fascinée devant les discordances du corps et de l’esprit sous la pression d’une religiosité mal entendue : à en croire certains contemporains, l’une des sources d’inspiration de Diderot serait les Causes célèbres et intéressantes de Gayot de Pitival (1734-1743), en particulier l’affaire des « possédées » de Loudun, et Jean Sgard a rappelé que l’hystérisme qui fascine Diderot ouvre sur des représentations d’états physiques extrêmes qui font écho à un autre aspect du jansénisme, les « convulsions106 ». Diderot a été troublé par les délires des « convulsionnaires » jansénistes : ces croyants (surtout des femmes) ont commencé à se distinguer en 1730 sur la tombe du diacre Pâris, lieu de dévotion populaire intense du Quartier latin, à Saint-Médard, d’abord par des guérisons miraculeuses, puis par des manifestations physiologiques impressionnantes de convulsions, avant que le mouvement dégénère en pratiques mortifiantes de plus en plus extrêmes. Il s’est souvenu à l’évidence de ces expériences pour écrire La Religieuse, d’autant que, lorsqu’il commença, en 1760, une affaire défrayait la chronique : durant la semaine sainte fut arrêté l’avocat Pierre de la Barre, au domicile duquel se pratiquaient clandestinement des séances de crucifixions107.

Diderot a saisi dans le couvent un locus hystericus, un milieu expérimental idéal de mise en évidence de la folie, dont il a pu trouver un modèle, au-delà de sa dimension érotico-libertine, dans le classique Vénus dans le cloître ou la Religieuse en chemise (1683)108. Les femmes enfermées entre elles seraient exemplairement soumises à une irritabilité pathologique. La déraison a plusieurs visages dans La Religieuse : celui de l’inspirée (Mme de Moni) ; celui de la fanatique (mère Christine) ; celui de la maniaque sexuelle (Mme ***, supposément la plus obscène et donc la seule à rester anonyme) ; celui de la mélancolique (Ursule) ; sans parler des crises de nerfs de Suzanne, faisant écho à l’ombre passagère de telle folle hurlante. Le couvent, comme plus tard la prison moderne analysée par Michel Foucault, se veut fabrique de « corps dociles109 », mais le romancier, en philosophe des Lumières, privilégie les représentations des résistances vitales à cet enrégimentement, y compris sous la forme de délires qu’il perçoit comme de véritables manifestations cliniques du refoulé. Ainsi, quand Suzanne parle de « maladie », il ne s’agit peut-être pas seulement de faire flotter la gaze métaphorique sur l’évocation de cet indicible du désir féminin que serait la circulation homosexuelle, mais bien aussi de formuler le discours philosophique sur le mode du diagnostic, de manière à faire entendre dans le texte la modalité du souci de réforme des mœurs.

Dans le dialogue du Rêve de d’Alembert, cette voix philosophique sera très logiquement, du point de vue du matérialisme expérimental, celle du médecin, Bordeu, parce qu’il est celui qui peut énoncer comme une valeur sociale la loi de la santé des corps : « Je veux qu’on se porte bien, je le veux absolument, entendez-vous110 ? » L’apostrophe adressée à Julie de Lespinasse concerne ici le droit à la sexualité comme à un besoin vital, quel qu’en soit le genre, et ce droit est défini dans le texte comme une condition de l’harmonie sociale. Or en l’écrivant, Diderot s’est fait écho à lui-même, puisque tel est aussi le souhait de la mère de Moni, la seule « bonne » supérieure : « Elle voulait que ses religieuses se portassent bien et qu’elles eussent le corps sain et l’esprit serein » (p. 51)111. Inversement, le dérèglement lié à la claustration se manifeste dans la politique interne des mauvaises supérieures. Si la mère Christine est du côté de la macération et de la haine du corps, elle n’a pas non plus grand soin de ses religieuses, à en juger par le destin de la malheureuse sœur Ursule : « Je voulais qu’on la mît à l’infirmerie, qu’on la dispensât des offices et des autres exercices pénibles de la maison, qu’on appelât un médecin, mais on me répondait toujours que ce n’était rien » (p. 115). Ce « on » n’est pas ici caméléon : Suzanne dit bien qu’elle a porté ses instances à la supérieure, qui manifeste une répugnance pour le corps médical tristement révélatrice112.

L’arme satirique

La lettre à Meister de 1780 évoquée plus haut souligne fièrement qu’on n’a « jamais écrit une plus effrayante satire des couvents113 ». La folie résulte en effet aussi de la manipulation religieuse d’esprits faibles : le roman démonte les causes et les effets d’une véritable politique de la peur114. Son autre cible satirique est, selon le mot du père Séraphin à la malheureuse Suzanne, « l’intérêt » (p. 31). C’est peu de dire que La Religieuse est tissée de sombres histoires d’argent témoignant du désordre des familles et de l’organisation injuste de la société. L’adultère de la mère et les âpres conflits, nourris par de mauvaises stratégies d’alliances, autour de l’héritage des Simonin, sont autant de crimes domestiques dont profite l’Église. Cette dernière est si peu étrangère au sens des affaires que même une supérieure aussi évaporée que celle d’Arpajon peut encore songer à récupérer la dot de Suzanne, laissée au couvent de Longchamp ! Il est vrai qu’elle a sans doute pour cela des motifs moins nobles que ceux dont elle se pare : le lecteur sait déjà qu’elle a été jadis pensionnaire en compagnie de la mère Sainte-Christine et qu’elles ne se sont guère entendues.