Bien qu’il s’agisse de la seule œuvre romanesque de Diderot pour laquelle on dispose de plusieurs manuscrits dont un autographe, il est impossible de faire absolument toute la lumière sur les circonstances de sa composition, en raison de la longue durée du processus d’écriture et de correction, mais aussi du caractère partiellement collectif de l’entreprise, au moins au début. La présentation de la présente édition a rappelé l’essentiel des informations utiles à l’analyse des enjeux intellectuels du roman, et nous nous bornerons ici à ce qui doit éclairer nos choix d’établissement et de présentation du texte. La version en général choisie comme base de travail par les éditeurs scientifiques, et qui est aussi la nôtre, est ce qu’il est convenu d’appeler la « copie Girbal » du fonds Vandeul de la Bibliothèque nationale de France. Si la gestation de La Religieuse mérite ici qu’on y revienne succinctement, c’est parce que l’enquête philologique révèle combien Diderot a tenu à ce texte et y est revenu de manière presque obsessionnelle, ne cessant jamais de le corriger, jusqu’en mars 1782, date de la dernière livraison à la Correspondance littéraire, et au-delà.

Il faut bien garder à l’esprit que La Religieuse intègre le résultat de deux séries textuelles, celle de la fausse correspondance réellement adressée en 1760 au marquis de Croismare et celle du « roman-mémoires » de Suzanne Simonin, où la part de Diderot a fini par devenir prééminente1. Mais ces deux séries ont subi de profondes transformations au fil du temps, en raison même de leur interdépendance. On n’a retrouvé aucune lettre « authentique » de la mystification initiale (celles qui apparaissent à la fin de la dernière version sont évidemment des copies revues), pas plus que les premières versions du roman, qui a sans doute fait l’objet d’un important travail de rédaction dans le courant des années 1760. Diderot a apporté des retouches jusqu’au dernier moment, comme si, suggère Georges May, il ne parvenait pas à se résoudre à une Religieuse achevée, close sur elle-même, et constituant un « tout homogène2 ». Le fonds Vandeul, ainsi appelé parce qu’il contient les manuscrits de Diderot dont sa fille Angélique, devenue Mme de Vandeul par son mariage, avait hérité, a livré deux manuscrits : un autographe correspondant à la version de la Correspondance littéraire, avec des modifications de Diderot, mais comportant de sérieuses difficultés de déchiffrage compte tenu de son mauvais état, et une autre version, sous la forme d’une mise au net par Roland Girbal, un des copistes favoris de Diderot, où apparaissent de nouvelles corrections et, à la fin, le texte intitulé « Préface du précédent ouvrage, tiré de la Correspondance littéraire de M. Grimm, année 1760 », qui n’apparaît pas dans la version de 1780-1782 donnée au périodique, mais bien dans la première édition imprimée du roman, parue chez Buisson en 1796, où est préservé ce statut de « postface3 ». Nous faisons de même ici.

Nous avons privilégié cet état du texte4 pour fonder notre établissement, en tâchant de préserver autant que possible la ponctuation initiale, sauf cas localisés où elle pouvait heurter la compréhension grammaticale du lecteur moderne. Nous avons aussi corrigé ce qui apparaissait comme des « coquilles » par rapport à la version de l’autographe, de manière à préserver un sens cohérent. Dans la mesure où il existe des éditions scientifiques récentes, très complètes et accessibles en bibliothèque, avec lesquelles il ne saurait être question de rivaliser, nous avons signalé les variantes qui nous ont semblé essentielles à la perception de la logique d’écriture et des visées esthétiques et philosophiques de Diderot, sans viser à l’exhaustivité. On trouvera en particulier dans l’édition proposée par Jean Parrish5 une confrontation systématique et détaillée des divers états du texte et des variantes.

Si l’on ignore dans quelle mesure Diderot a été informé, voire – ce qui est plus improbable – complice, de l’insertion du texte de Grimm dans la Correspondance littéraire de 1770, il est en tout cas avéré qu’il se l’est approprié, le modifiant pour l’intégrer (non sans en laisser de côté des passages entiers) à la fin du roman, de manière à établir des résonances étroites entre cette matière « réelle » et l’univers de la fiction. Nous avons tâché, dans les notes, de faire apparaître le sens des variantes diderotiennes : d’une manière générale, l’histoire de La Religieuse, à cet égard, est aussi l’histoire d’une concentration des pouvoirs auctoriaux sur la figure de Diderot, qui aura su « lisser » autant que possible la part des éléments allogènes d’une création qui fut d’abord celle d’un groupe.

1- Voir la Présentation, supra, p. II-VI.

2- G. May, « Introduction » à La Religieuse, dans Œuvres complètes de Denis Diderot, Hermann, 1975, t. XI, p. 3.

3- Cette « préface » est donc intégrée au roman, elle n’en constitue pas un élément rapporté. Sur la date de 1760, voir p. 196, note 1.

4- Il existe un autre manuscrit à Saint-Pétersbourg, mais dont les corrections procèdent d’une main non identifiée.

5- La Religieuse, éd. J. Parrish, Genève, « Studies on Voltaire and the Eighteenth Century », Institut et Musée Voltaire, 1963.

Remerciements

Il n’est pas possible de clore cette présentation générale sans exprimer ma reconnaissance à celles et ceux qui m’ont été d’une aide particulièrement précieuse dans la préparation de la présente édition. Pour son amical et tutélaire accompagnement, merci à Jean-Paul Schneider ; pour avoir généreusement signalé à mon ignorance telle ou telle référence et parfois inspiré, en commentateurs éclairés, certains développements de la Présentation, merci à Catriona Seth, Érik Leborgne et Jean-Christophe Abramovici ; et, pour sa patience bienveillante et la rigueur impitoyable de ses relectures, merci mille fois à Charlotte von Essen, éditrice.



Florence LOTTERIE.

La Religieuse

La réponse de M. le marquis de C***, s’il m’en fait une, me fournira les premières lignes de ce récit. Avant que de lui écrire, j’ai voulu le connaître. C’est un homme du monde ; il s’est illustré au service1 ; il est âgé ; il a été marié ; il a une fille et deux fils qu’il aime et dont il est chéri. Il a de la naissance, des lumières, de l’esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux-arts, et surtout de l’originalité2. On m’a fait l’éloge de sa sensibilité, de son honneur et de sa probité, et j’ai jugé par le vif intérêt qu’il a pris à mon affaire, et par tout ce qu’on m’en a dit, que je ne m’étais point compromise en m’adressant à lui ; mais il n’est pas à présumer qu’il se détermine à changer mon sort sans savoir qui je suis ; et c’est ce motif qui me résout à vaincre mon amour-propre et ma répugnance, en entreprenant ces mémoires où je peins une partie de mes malheurs sans talent et sans art, avec la naïveté d’un enfant de mon âge et la franchise de mon caractère. Comme mon protecteur pourrait exiger, ou que peut-être la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps où des faits éloignés auraient cessé d’être présents à ma mémoire, j’ai pensé que l’abrégé qui les termine et la profonde impression qui m’en restera tant que je vivrai suffiraient pour me les rappeler avec exactitude.

Mon père était avocat. Il avait épousé ma mère dans un âge assez avancé ; il en eut trois filles. Il avait plus de fortune qu’il n’en fallait pour les établir solidement ; mais pour cela il fallait au moins que sa tendresse fût également partagée, et il s’en manque bien que j’en puisse faire cet éloge. Certainement je valais mieux que mes sœurs par les agréments de l’esprit et de la figure, le caractère et les talents, et il semblait que mes parents en fussent affligés. Ce que la nature et l’application m’avaient accordé d’avantages sur elles devenant pour moi une source de chagrins ; afin d’être aimée, chérie, fêtée, excusée toujours comme elles l’étaient, dès mes plus jeunes ans j’ai désiré de leur ressembler. S’il arrivait qu’on dît à ma mère : Vous avez des enfants charmants, jamais cela ne s’entendait de moi.