J’étais quelquefois bien vengée de cette injustice, mais les louanges que j’avais reçues me coûtaient si cher quand nous étions seuls, que j’aurais autant aimé de l’indifférence ou même des injures. Plus les étrangers m’avaient marqué de prédilection, plus on avait d’humeur lorsqu’ils étaient sortis. Ô combien j’ai pleuré de fois de n’être pas née laide, bête, sotte, orgueilleuse, en un mot avec tous les travers qui leur réussissaient auprès de nos parents ! Je me suis demandé d’où venait cette bizarrerie dans un père, une mère, d’ailleurs honnêtes, justes et pieux ; vous l’avouerai-je, Monsieur ? Quelques discours échappés à mon père dans sa colère, car il était violent, quelques circonstances rassemblées à différents intervalles, des mots de voisins, des propos de valets m’en ont fait soupçonner une raison qui les excuserait un peu. Peut-être mon père avait-il quelque incertitude sur ma naissance ; peut-être rappelais-je à ma mère une faute qu’elle avait commise, et l’ingratitude d’un homme qu’elle avait trop écouté ; que sais-je ? Mais quand ces soupçons seraient mal fondés, que risquerais-je à vous les confier ? Vous brûlerez cet écrit, et je vous promets de brûler vos réponses. Comme nous étions venues au monde à peu de distance les unes des autres, nous devînmes grandes toutes les trois ensemble. Il se présenta des partis. Ma sœur aînée fut recherchée par un jeune homme charmant. Je m’aperçus qu’il me distinguait et qu’elle ne serait incessamment que le prétexte de ses assiduités3 ; je pressentis tout ce que ses attentions pourraient m’attirer de chagrins, et j’en avertis ma mère. C’est peut-être la seule chose que j’ai faite en ma vie qui lui ait été agréable, et voici comment j’en fus récompensée. Quatre jours après, ou du moins à peu de jours, on me dit qu’on avait arrêté ma place dans un couvent, et dès le lendemain j’y fus conduite. J’étais si mal à la maison, que cet événement ne m’affligea point ; et j’allai à Sainte-Marie4, c’est mon premier couvent, avec beaucoup de gaieté. Cependant l’amant de ma sœur ne me voyant plus m’oublia et devint son époux. Il s’appelle M. K***. Il est notaire et demeure à Corbeil, où il fait un assez mauvais ménage. Ma seconde sœur fut accordée à un M. Bauchon, marchand de soieries à Paris, rue Quincampoix, et vit bien avec lui.
Mes deux sœurs établies, je crus qu’on penserait à moi et que je ne tarderais pas à sortir du couvent. J’avais alors seize ans et demi. On avait fait des dots considérables à mes sœurs ; je me promettais un sort égal au leur, et ma tête s’était remplie de projets séduisants, lorsqu’on me fit demander au parloir. C’était le père Séraphin, directeur5 de ma mère ; il avait été aussi le mien, ainsi il n’eut pas d’embarras à m’expliquer le motif de sa visite. Il s’agissait de m’engager à prendre l’habit. Je me récriai sur cette étrange proposition, et je lui déclarai nettement que je ne me sentais aucun goût pour l’état religieux. Tant pis, me dit-il, car vos parents se sont dépouillés pour vos sœurs, et je ne vois plus ce qu’ils pourraient pour vous dans la situation étroite où ils se sont réduits. Réfléchissez-y, Mademoiselle ; il faut ou entrer pour toujours dans cette maison, ou s’en aller dans quelque couvent de province où l’on vous recevra pour une modique pension et d’où vous ne sortirez qu’à la mort de vos parents qui peut se faire attendre longtemps… Je me plaignis avec amertume et je versai un torrent de larmes. La supérieure était prévenue, elle m’attendait au retour du parloir. J’étais dans un désordre qui ne se peut expliquer. Elle me dit : Et qu’avez-vous, ma chère enfant ? (Elle savait mieux que moi ce que j’avais.) Comme vous voilà ! Mais on n’a jamais vu un désespoir pareil au vôtre, vous me faites trembler. Est-ce que vous avez perdu M. votre père ou madame votre mère ? – Je pensai lui répondre, en me jetant entre ses bras : Eh ! plût à Dieu !… je me contentai de m’écrier : hélas ! je n’ai ni père, ni mère ; je suis une malheureuse qu’on déteste et qu’on veut enterrer ici toute vive. – Elle laissa passer le torrent, elle attendit le moment de la tranquillité. Je lui expliquai plus clairement ce qu’on venait de m’annoncer.
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