On peut douter qu’un homme, nécessairement au fait de ces jeux mondains que sont mystifications et énigmes par sa propre fréquentation des cercles et des salons, s’y soit laissé prendre si facilement. Certes, la supercherie put durer quelques mois ; mais elle ne parvint à aucun moment à persuader Croismare de la nécessité de rentrer à Paris. Il s’en tint en effet obstinément à la proposition de placer sa protégée en Normandie, auprès de sa propre fille, Angélique24. La conclusion de toute l’affaire illustre donc bien un échec rhétorique : ne sachant plus comment s’en sortir, les conjurés décidèrent de faire mourir leur héroïne, qui n’avait évidemment pas les moyens de sauter dans la diligence de Caen pour s’aller mettre au service d’une fort réelle demoiselle de Croismare…

Le mystifié, quand il l’est vraiment, prouve, par sa naïve propension à y céder, l’efficacité des techniques d’illusion ; mais est-il sûr, et même souhaitable, qu’il n’y discerne pas le travail de l’artifice ? Élisabeth Bourguinat a montré en quoi le mécanisme de la mystification relevait de ce que le siècle appelle « persiflage », qui en est la traduction sur le plan du discours25. Il désigne la pratique d’une plaisanterie à double destination : un interlocuteur spécifique est soumis à l’épreuve mystifiante d’un double sens dont il ne perçoit qu’un versant, l’autre étant réservé à un public qui dispose au préalable des informations nécessaires à l’entente polyphonique. Dans cette dissymétrie, certains, comme Mercier, perçoivent une inégalité inacceptable, où s’introduit la possibilité de la domination, voire de l’humiliation :

Le persiflage est une raillerie continue, sous le voile trompeur de l’approbation. On s’en sert pour conduire la victime dans toutes les embuscades qu’on lui dresse ; et l’on amuse ainsi une société entière, aux dépens de la personne qui ignore qu’on la traduit en ridicule, abusée qu’elle est par les dehors ordinaires de la politesse.

Ce n’est point là de la bonne plaisanterie. La Bruyère a dit : Railler heureusement, c’est créer. Mais quel esprit y a-t-il à abuser de la simplicité ou de la confiance d’un homme qui s’offre aux coups sans le savoir, et qui tombe d’autant plus profondément dans le piège, qu’il le soupçonne moins ? […] Cette manière de railler est donc pitoyable, parce qu’il n’y a point d’égalité26.

En 1770, Grimm aura soin de tempérer ce que cette pratique comporte en effet de menaçant pour les valeurs mêmes de la solidarité et de l’amitié en amplifiant, au titre de l’hommage affectueux, le portrait élogieux du marquis, « appelé par ses amis le charmant marquis par excellence27 ». Ce « charmant marquis », longtemps reçu et apprécié dans le cercle des « philosophes », peut-il être un lecteur naïf et mystifié ? Ne se divertirait-il pas à jouer le jeu sans le dire ? Sans doute le dupé peut-il se faire à son tour dupeur ; mais l’anxiété de Diderot à cet égard est-elle bien réelle ? N’est-il pas envisageable qu’il ait, plus ou moins consciemment, attendu de Croismare qu’il soit dans le même temps un lecteur envoûté et un lecteur critique ? Une telle hypothèse tempérerait en tout cas la malignité latente du procédé mystificateur28.

Tout pourrait alors se passer comme si les fomenteurs de la plaisanterie avaient semé dans les lettres, à l’intention de leur destinataire, des indices de connivence lui permettant de démonter le mécanisme de sa propre adhésion, en reconnaissant l’énoncé de fiction. Certains passages invitent à cette interprétation. Ainsi, lorsque Mme Madin écrit à Croismare : « Vous seriez trop heureux, vous, Monsieur, de ne l’avoir point vue » (p. 218)29, on peut imaginer que ce dernier, connu pour ses convictions religieuses30, ait su percevoir une ironique allusion à un célèbre passage des Évangiles consacré aux motivations de la foi, lorsque le Christ ressuscité se présente à Thomas, jusque-là incrédule et réclamant la preuve du visible, en lui disant : « Bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru31. » L’épisode du doute de Thomas, qui a eu besoin de voir pour croire, ne trouve-t-il pas sa traduction profane dans la question des conditions d’adhésion du spectateur ou du lecteur au simulacre de l’œuvre d’imagination ? Au marquis de comprendre à demi-mot qu’il n’est pas un nouveau Thomas et qu’on espère de lui qu’il n’aura pas besoin de voir la religieuse en chair et en os pour avoir foi en son existence ; et aux rédacteurs des fausses lettres de suggérer avec suffisamment d’énergie cette présence par le verbe pour, malgré tout, la rendre visible. Deux ans plus tard, en écrivant son Éloge de Richardson (1762), Diderot célébrera justement l’art du roman comme un art de l’illusion, proche du théâtre et de la peinture selon son cœur, car fondé sur le pouvoir hallucinatoire de la scène représentée.

Le paradoxe du romancier

L’Éloge de Richardson retrouve, à propos des héroïnes de l’écrivain anglais, la formulation de Mme Madin à propos de la fausse Suzanne : « Vous ne connaissez pas Lovelace ; vous ne connaissez pas Clémentine ; vous ne connaissez pas l’infortunée Clarisse ; vous ne connaissez pas miss Howe, sa chère et tendre miss Howe, puisque vous ne l’avez point vue échevelée et étendue sur le cercueil de son amie, se tordant les bras, levant ses yeux noyés de larmes vers le ciel, remplissant la demeure des Harlowe de ses cris aigus32. » Cet écho n’est pas fortuit, d’autant que Diderot se prend précisément de passion pour Richardson et en nourrit ses lettres à Sophie Volland à l’été 1760, alors qu’il commence à écrire le roman proprement dit de La Religieuse.

La représentation romanesque jouera plus encore que les fausses lettres sur la séduction hypnotique d’une héroïne régulièrement traitée comme une véritable apparition : traînant presque tous les cœurs après soi33, Suzanne personnifiera les pouvoirs de la fiction-spectacle, jusque dans leur dimension aliénante34. De même que, selon une conception du genre déjà ancienne, mais qui persiste au XVIIIe siècle35, on peut provisoirement, en lisant un roman, se rendre, d’une certaine manière, fou par identification à ce qui n’est pas la réalité, la supérieure du couvent de Saint-Eutrope, durant le délire qui précède sa mort, se montre hantée par le souvenir visuel et auditif du « fantôme » d’amour qu’est devenue Suzanne pour elle36. Et c’est alors que Diderot lui prête des mots qui font écho, dans un registre cette fois nettement orienté par la culpabilité tragique, à ceux de Mme Madin : « Je voudrais être morte, je voudrais n’être point née ; je ne l’aurais point vue » (p. 186)37. Ce terrible cri de l’enfer intérieur renvoie à une conception de l’effet esthétique proche de la « cruauté expérimentale » dont nous avons parlé plus haut : le plaisir de l’œuvre – et Suzanne, vue par les yeux de la passion amoureuse, est une œuvre d’art38 – subjugue et martyrise, tant il incite aux états extrêmes. Le frisson que réclame le Diderot critique des Salons à ses peintres favoris parcourt aussi de ses ondes, cette fois mortifères, la malheureuse supérieure, révélant l’emprise obsidionale de l’amour39.

« Son cœur est-il bien fou ? Sa tête est-elle bien en l’air40 ? » Au-delà d’une inquiétude personnelle, le mystificateur de 1760 exprimait crûment la visée inquiétante de l’art de fictionner : créer chez sa victime une forme de démence de la sensibilité comparable aux désordres de l’amour fou et inscrire la douleur au cœur du plaisir. C’est en partie sur ce mode que la supérieure d’Arpajon réagira à ce « roman dans le roman » qu’est le récit de ses malheurs par Suzanne, en se montrant fascinée par l’évocation du corps martyrisé de l’héroï ne41. Entendre le récit pathétique ou lire le roman, car c’est tout un, fait compatir, littéralement souffrir avec. Un passage de l’Éloge de Richardson raconte dans quel état de crise la lecture du dénouement pathétique d’un roman du maître anglais a laissé un ami de Diderot : « Cet ami est un des hommes les plus sensibles que je connaisse et un des plus ardents fanatiques de Richardson : peu s’en faut qu’il ne le soit autant que moi. Le voilà qui s’empare des cahiers, qui se retire dans un coin et qui lit. Je l’examinais : d’abord je vois couler des pleurs, bientôt il s’interrompt, il sanglote ; tout à coup il se lève, il marche sans savoir où il va, il pousse des cris comme un homme désolé42. » L’Éloge paraît en 1762 : sa gestation suit immédiatement celle de La Religieuse. Pareille scène – qu’il serait anachronique de juger ridicule, car elle relève bien d’un esprit du temps – pourrait constituer le scénario rêvé de ce que Diderot attendait aussi de Croismare. Dès le début de la supercherie, le problème de la réception s’est posé chez Diderot dans les termes qui vont faire pour lui tout l’intérêt du modèle richardsonien, dont un critique a résumé naguère avec une juste concision l’enjeu essentiel : « Ce n’est plus le lecteur qui s’empare de l’œuvre, c’est l’œuvre qui s’empare du lecteur43. »

Diderot se montre fasciné par cette énergie du ravissement à soi-même sous l’emprise de la vision séductrice, qui implique aussi bien le créateur que son public. C’est aux artistes inspirés qu’il s’identifie d’ailleurs volontiers dès cette période44, comme au Greuze du Salon de 1761  : « Lorsqu’il travaille, il est tout à son ouvrage. Il s’affecte profondément45. » Il se trouve qu’il a lui-même souhaité laisser cette image de romancier habité par sa Religieuse. Dans les ultimes révisions de la « Préface », il ajouta ainsi l’anecdote où on le voit surpris en larmes par d’Allainville, un ami comédien, alors qu’il est dans l’écriture du roman, et s’expliquant en ces termes : « Je me désole d’un conte que je me fais » (p. 198). L’épisode constitue avec celui de l’Éloge de Richardson un édifiant diptyque : l’émotion du lecteur et celle de l’auteur sont en miroir. L’acte de lecture se transforme ici en échange intime, fraternel et empathique, où l’émotion réciproque est le gage de la valeur esthétique et éthique de l’œuvre.