Cette scénographie rétrospective de la gestation de La Religieuse, appuyée sur la tradition rhétorique venue de Quintilien qui veut que, pour émouvoir, l’orateur soit lui-même ému, place l’écrivain dans le camp de la vertu souffrante, d’autant plus capable de la peindre et de la comprendre qu’il est capable d’en vivre les épreuves. Elle fait aussi de lui un inspiré, mû par la violence « sublime » de l’énergie créatrice : représentation en phase avec le souci de se construire une image posthume dont la solennité et le sérieux contrebalanceraient la légèreté suspecte de l’expert en tromperies. En 1780, le problème est bien, pour Diderot, de veiller à une postérité présentable46.
Dès 1760, sa correspondance semblerait devoir confirmer que le goût ludique de la mystification a vite cédé le pas à l’ivresse identificatoire de l’invention. C’est durant l’été et l’automne de cette année-là qu’il développe l’histoire, racontée par elle-même, de Suzanne Simonin. Diderot écrit dans une certaine fièvre, ou du moins il le prétend. Le 1er août 1760, il mande à Damilaville : « Je suis après ma Religieuse. Mais cela s’étend sous la plume, et je ne sais plus quand je toucherai la rive47. » En septembre, il emporte son manuscrit chez Mme d’Épinay, puis chez son ami le baron d’Holbach. De Paris, il écrit à Mme d’Épinay, début novembre, exprimant alors nettement la conscience de faire œuvre et d’en construire sciemment les effets émouvants, mais toujours dans une irrépressible frénésie : « Je me suis mis à faire La Religieuse, et j’y étais encore à trois heures du matin. Ce n’est plus une lettre, c’est un livre. Il y aura là-dedans des choses vraies, de pathétiques, et il ne tiendrait qu’à moi qu’il y en eût de fortes. Mais je ne m’en donne pas le temps. Je laisse aller ma tête ; aussi bien ne pourrais-je guère la maîtriser48. »
Le fait même que le roman s’est greffé sur le dispositif duplice d’une mystification incite pourtant à s’interroger sur cette prétendue défaite de la maîtrise. Diderot se présente volontiers comme l’enthousiaste, la tête folle, le poète sensible surpris par la spontanéité vivante de sa propre création, alors même que le caractère concerté, contrôlé, du projet littéraire s’exprime ici sans ambiguïté dans l’usage du futur programmatique et dans le désinvolte « il ne tiendrait qu’à moi », qui servira plus tard de leitmotiv au narrateur interventionniste de Jacques le Fataliste49. L’ambivalence du visionnaire habité par des mystères dont il est cependant le lucide organisateur, se manifeste, à des degrés et à des niveaux divers, dans toute l’œuvre diderotienne. C’est ainsi que le critique d’art s’interrogera, à la faveur de son expérience de spectateur séduit par les belles illusions du peintre :
De deux lettres, par exemple d’une mère à sa fille, l’une pleine de beaux et grands traits d’éloquence et de pathétique sur lesquels on ne cesse de se récrier, mais qui ne font illusion à personne, l’autre simple, naturelle, et si naturelle et si simple que tout le monde s’y trompe et la prend pour une lettre réellement écrite par une mère à sa fille, quelle est la bonne et même quelle est la plus difficile à faire50 ?
L’écho est évident de cette question à la conclusion de la « préface » de La Religieuse, la « Question aux gens de lettres », qui formule une esthétique paradoxale du vrai à partir de la définition des « bonnes » lettres : « Sont-ce celles qui auraient peut-être obtenu l’admiration ? Ou celles qui devaient certainement produire l’illusion ? » (p. 223). Il y a chez Diderot un perpétuel dédoublement critique du créateur : en quête réfléchie des effets pathétiques à produire, à l’instar de l’acteur du Paradoxe du comédien, il superpose la figure équivoque du manipulateur des affects à celle du « génie » enthousiaste51 et prompt aux larmes. L’artiste, le romancier, est aussi un comédien de l’extase, assumant le paradoxe de provoquer une émotion intense au prix d’un suspens de sa propre sensibilité, dont il imite à la perfection les signes extérieurs52. Replaçons dans cette perspective et l’admiration pour le héros de Richardson, le libertin Lovelace, mystificateur par excellence (qui usurpe des identités et fabrique… de fausses lettres), et les larmes de Diderot face à d’Allainville, alors que cette scène a été ajoutée après coup, qu’elle n’est pas vérifiée et que d’Allainville est lui-même comédien de son état. La gestation de La Religieuse est contemporaine d’une confrontation de plus en plus vive des pouvoirs de la peinture à ceux de la littérature, mais Diderot venait aussi, en 1760, de théoriser, dans sa réflexion sur le pathétique au théâtre53, l’art de faire tableau pour produire une vérité dont l’évidence ne s’imposerait qu’à la faveur d’une machinerie à émouvoir par le spectacle des passions. Si l’on nous permet de paraphraser, voire de parodier l’auteur de La Religieuse, on dira qu’il y a chez lui toujours un peu d’affectation dramatique au fond de la sensibilité…54.
« Ce que savait Suzanne55 » : TROUBLE DANS LA NARRATION
L’ignorance de Suzanne et l’adresse indirecte au lecteur
À notre sens, la plaisanterie faite à Croismare n’a donc pas été seulement prétexte ou occasion accidentelle au déploiement de l’écriture romanesque. Il nous semble plutôt que la dernière version de La Religieuse telle qu’elle nous est parvenue est structurellement tributaire de la situation d’énonciation ludique initiale, dont Diderot a lié le sens à celui de son travail de romancier. On peut imaginer qu’il aurait voulu donner à son lecteur les moyens de comprendre que le « vrai », l’effet de réel d’une mimésis qui l’entraîne, a toujours partie liée avec la dimension ironique d’une machinerie de l’illusion à la fois parfaite dans son « art » et identifiable dans sa perfection même par qui sait la reconnaître.
Le « lecteur implicite » auquel le romancier, au-delà de sa figuration fictive dans le texte (le marquis), s’adresse est invité à ne pas prendre pour argent comptant le récit de la séduisante Suzanne56. On a beaucoup commenté le problème de l’ignorance et de l’innocence proclamées de l’héroïne, qui ne résistent pas à la règle de rétrospection du récit : il est impossible de prétendre ne pas savoir ce que désirait d’elle la supérieure d’Arpajon, alors que la narratrice dispose, au moment où elle écrit, de toutes les informations nécessaires. Jusqu’au bout, Suzanne affirme ne rien comprendre aux désirs de Mme de ***, alors qu’elle a par ailleurs pu reconnaître, dans le récit de faits antérieurs (puisqu’ils ont eu lieu à Longchamp), qu’une des raisons de l’acharnement de la mère Christine contre elle a tenu à l’indiscipline de sa curiosité : « Je m’étais échappée en propos indiscrets sur l’intimité suspecte de quelques-unes des favorites » (p. 53). Comment désigner comme « suspect » ce qu’on n’est pas même censé décrypter ? S’agit-il de « bévues » ou d’un jeu concerté à l’usage du lecteur ?
Certains énoncés relèvent à cet égard d’une modalité dénégatrice tellement forte qu’ils détruisent d’eux-mêmes leur crédibilité, à force d’insister sur ce qui précisément pose problème, notamment lorsqu’il s’agit de revenir sur les relations avec la supérieure de Saint-Eutrope : « Par exemple, qu’est-ce qu’il [le confesseur] trouvait de si étrange dans la scène du clavecin ? » (p. 166). Or, pendant cette « scène », où Suzanne donne une leçon de musique à la supérieure, celle-ci, appuyée contre la jeune fille, atteint manifestement l’orgasme. Du point de vue de la diégèse, la perplexité de l’héroïne outrepasse les limites du vraisemblable. Mais le terme de « scène » renvoie à la pratique même du romancier et conduit à saisir là une ironie de mention : Diderot en appelle indirectement à son lecteur comme à l’arbitre de l’efficacité picturale et dramatique d’un épisode, mais aussi comme à une conscience critique s’interrogeant sur les critères du licite et de l’illicite en matière de sexualité : la parole du confesseur est-elle vraiment celle de la vérité ? Une pluralité de voix traverse ainsi la question de Suzanne : l’interrogative renvoie aussi, chez un romancier qui s’adresse volontiers au lecteur, à la manière de recevoir la scène possiblement obscène ; l’étonnement faussement naïf du personnage sert de masque à Diderot, qui met au défi de trouver quoi que ce soit de criminel dans l’expression du plaisir sexuel.
Récit homodiégétique, le roman-mémoires s’écrit sur le mode de la focalisation interne ; nous voyons ce que le personnage voit, perspective d’autant plus fortement revendiquée que le plaidoyer pro domo de Suzanne adressé au marquis, supposant sa pureté maintenue dans un univers trompeur et dévoyé, conduit à exagérer la restriction de champ, tant il est vrai que, chez Suzanne, il suffit de fermer les yeux pour ne pas voir ce qui les crève. En outre, nous n’entendons que ce que la narratrice veut bien nous dire : la forme du « roman-mémoires » autorise le jeu sur une sorte de duplicité narrative, dans la mesure où l’instance de la narration (je narrant) y organise à son gré l’ordre des événements et le sens à leur donner, qui doit toujours être favorable au héros (je narré). De là, le refrain insistant du « je ne sais », convoqué chaque fois qu’il serait nécessaire de nommer l’indicible par excellence, c’est-à-dire ce qui relève de la vie sexuelle et de ses manifestations physiologiques.
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