Diderot contraint son personnage à maintenir coûte que coûte la fiction de son ignorance, gage de sa vertu, au prix de distorsions narratives qui ne peuvent qu’alerter le lecteur : on suit difficilement Georges May lorsqu’il montre que l’aveuglement de l’héroïne permet une progression du suspens vers le « coup de théâtre » révélant l’homosexualité de la supérieure de Saint-Eutrope. Il est clair, en revanche, que les anomalies formelles du récit manifestent un blocage de la révélation à soi-même, de la connaissance de soi comme sujet de désir – de là, les moments d’interrogation, au niveau de la narration comme au niveau diégétique, de Suzanne face à l’énigme de ses propres sensations. L’héroïne ne mûrit pas : la durée diégétique – près de dix ans – ne se constitue guère en temps de « formation », son âge étant artificiellement revu à la baisse dans les corrections mêmes de Diderot57, qui ne renonce pas à la pureté enfantine de sa religieuse : tout se passe comme si, l’immergeant dans des milieux où rôde nécessairement le danger du « libertinage », il avait voulu marquer, par la résistance de Suzanne, son propre refus d’écrire un roman libertin58. On peut considérer qu’il a reversé ce dernier dans Jacques le Fataliste, où existe un épisode de couvent marqué par la figure débauchée d’un ecclésiastique, le père Hudson.
Entre ironie et pathétique
De manière plus générale, la parution successive de La Religieuse et de Jacques le Fataliste dans la Correspondance littéraire a été explicitement proposée par Diderot comme une façon d’offrir un diptyque des tons et des registres romanesques : dans la lettre à Meister par laquelle il accompagne, le 27 septembre 1780, l’envoi du manuscrit à la Correspondance littéraire, il explique ainsi :
C’est la contrepartie de Jacques le Fataliste. Il est rempli de tableaux pathétiques. Il est très intéressant, et tout l’intérêt est rassemblé sur le personnage qui parle. Je suis bien sûr qu’il affligera plus vos lecteurs que Jacques ne les a fait rire ; d’où il pourrait arriver qu’ils en désireront plus tôt la fin59.
Ce parallèle suggérait un principe de lecture poétique, procédant par réseaux transversaux d’un texte à l’autre. Certaines scènes sont manifestement à coupler. La scène d’orgasme pendant « la petite leçon de clavecin » (p. 135)60, mais surtout celle qui suit quelques pages plus loin (p. 139), repose sur un non-dit qui fait appel à la complicité ironique du public autour d’un savoir de « connaisseurs », car elle s’éclaire à la relecture d’une scène de jouissance féminine tout à fait analogue, celle de Marguerite avec Jacques – narrateur qui, contrairement à Suzanne, reconnaît nettement la feintise de sa posture d’ignorance face au phénomène61. Ainsi, le lecteur de La Religieuse est invité à comparer des techniques narratives pour mieux en percevoir les effets différentiels : autant Jacques le Fataliste assume la tradition gauloise, autant l’érotique de La Religieuse, qui se veut un roman pathétique et sérieux, reste « gazée », pour parler comme au XVIIIe siècle, c’est-à-dire qu’elle n’est évoquée qu’indirectement, par diverses techniques d’atténuation ou de double entente qui révèlent le savoir-faire de l’auteur. Leur motivation narrative, par ailleurs, tient à la proclamation d’innocence de l’héroïne, gage de son ethos vertueux au moment où elle se raconte. C’est pourquoi le récit doit échapper au registre des obscénités62. Diderot répugnera logiquement à donner des « idées obscènes » à Suzanne : lorsqu’elle tente de comprendre son trouble, après ce qu’il faut bien appeler un rapport sexuel avec la supérieure, alors qu’elle est sur le point de mettre enfin les mots sur les choses, elle écarte « des idées si vagues, si folles, si ridicules » (p. 142), mais un état antérieur du texte portait « des idées si vagues, si obscènes, si folles »…
La narratrice n’est pas supposée blasée, comme le serait un narrateur libertin, par une expérience vécue qui lui aurait donné tous les codes de lecture des jeux de l’amour et du sexe : la Suzanne qui raconte ne se regarde pas de haut, avec une indulgence amusée. Diderot récuse l’ironie du double registre propre à un certain usage du roman-mémoires, qu’on trouve chez Marivaux, mais aussi, précisément, dans la veine libertine, en particulier chez Crébillon. L’écart temporel et moral entre les deux plans (le temps du vécu et le temps du récit) ne le permet pas : Suzanne n’a pas changé, et sa situation non plus, puisque même évadée elle passe d’une prison à l’autre, toujours dans l’angoisse d’une menace latente. C’est pourquoi le texte croise régulièrement les deux sites d’énonciation, celui du présent de la narratrice et celui du passé raconté, ce qui redouble l’effet pathétique : le récit est parasité par la vie intérieure, émotionnelle, au présent, de celle qui le fait, et la rétrospection tend à s’annuler, parfois au prix de vraies confusions diégétiques, même s’il convient sur ce point de faire la part des circonstances matérielles d’une rédaction au long cours63. Dans ce roman revu un peu en catastrophe par un écrivain essoufflé, se heurtent des strates d’intervention dont l’unité n’a pu être trouvée. Diderot est parfois allé un peu vite en besogne pour « lisser » certaines incohérences64. C’est ainsi que, revenant sur une phase antérieure d’écriture du texte où Suzanne évoquait sœur Ursule comme encore vivante en la recommandant à la prudence du marquis, alors qu’elle raconte sa mort plus loin, il se contente d’un ajout dont Georges May65 pointe la maladresse : « Voilà ce que je vous disais alors ; mais hélas elle n’est plus, et je reste seule » (p. 65).
Le passage au présent manifeste la coïncidence du plan de l’histoire vécue et de celui de la narration. Une telle coïncidence, qui n’est pas isolée dans le roman, contrarie la posture du « détachement du mémorialiste66 ». Les appels au marquis, qui tournent parfois au chantage au suicide, réinvestissent à cet égard le roman-mémoires des techniques de « présence » propres à la forme épistolaire, et que Richardson avait justement soulignées dans la préface de Clarisse Harlowe : une lettre, écrivait-il, autorise « une bien plus grande énergie de sentiment et de vie dans le style de celui qui écrit au sein même de sa détresse67 ». Nous sommes loin de La Vie de Marianne de Marivaux, où la narratrice s’amuse de son propre personnage passé – il est vrai à bonne distance temporelle, comme dans le roman libertin : c’est une vieille femme installée et tranquillement philosophe qui raconte une jeunesse tumultueuse – et assume parfaitement l’artifice de la « coquetterie », là où Suzanne a au contraire soin de le récuser. C’est que Marivaux entend faire explicitement sourire de l’entreprise de séduction, volontiers érotisée, d’un ou d’une narrataire par une narratrice, tandis que Diderot doit masquer cette posture équivoque au nom de l’effet pathétique. Même si La Vie de Marianne est incontestablement un modèle, La Religieuse, à cet égard, est sans doute plus proche des romans-mémoires de Prévost68.
« Je suis une femme69 »
Par cette situation rhétorique, Suzanne échappe au type littéraire de la religieuse « libertine » ou galante, qui se révolte contre son incarcération par amour et goût de l’amour. Les points de vue sur l’héroïne donnés par d’autres personnages contribuent à l’image d’une jeune fille étrangère à la sensibilité, mais ces témoignages sont eux-mêmes à prendre avec précaution puisqu’ils relèvent de la sélection narrative – dans le roman-mémoires, non seulement le narrateur raconte ce qu’il veut, mais il oriente les éclairages le concernant en contrôlant de près la parole des autres70. Ce qui est ici en jeu, c’est l’accès à une scientia sexualis : Suzanne est caractérisée par un comportement très ambivalent à l’égard de la curiosité, voulant et ne voulant pas savoir, que redouble l’ambivalence à l’égard de la jouissance, et cette dualité, qui crée des altérations dans la narration (serait-elle de mauvaise foi ?), manifeste également le pouvoir de la censure imposée aux femmes, en particulier si elles sont religieuses, bien sûr. Si Diderot s’intéresse de près à la destinée féminine, c’est aussi en philosophe matérialiste, dont le dernier ouvrage s’appellera Éléments de physiologie. Son essai Sur les femmes (1772) l’affirme : non seulement il y a une sensibilité sexuelle féminine spécifique (qui suscite d’ailleurs une ardente fascination), mais elle est d’autant plus susceptible de dévoiements qu’on maintient les femmes dans une coupable ignorance des choses du corps. Diderot réactive alors un motif libertin de la fiction de couvent : rien de tel qu’un directeur de conscience pour apprendre, y compris par le déchiffrement à rebours de ses précautions de langage, ce qui est interdit et dont on ne parle jamais que là, au confessionnal. Le conflit entre Suzanne et la supérieure, qui voudrait l’empêcher de se confesser au père Le Moine71, est ici original : il manifeste le souci de préserver l’ordre clandestin d’une érotique strictement féminine contre la domination masculine réglant les conditions de l’infamie.
Dans le dispositif de séduction narrative, cependant, Suzanne doit donner des gages de soumission au marquis : elle est « femme » pour cet homme en ce qu’elle exhibe son accord avec la loi symbolique par un discours adéquat sur la supérieure « damnée » : « Quelle femme, M.
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