le marquis ! quelle abominable femme !… » (p. 183)72. Les discordances de sa voix et de son point de vue tiennent à cette ambivalence fondamentale qui la maintient à la fois dedans et dehors, appartenant au couvent et l’observant avec une sorte de distance clinique. Elle est alors parasitée par la voix de l’auteur, qui la fait curieusement méditer sur « la bizarrerie des têtes de femme » (p. 137) : aucune perspective de solidarité féminine ne peut s’exprimer dans une telle schizophrénie narrative, particulièrement sensible dès lors qu’il s’agit du secret des jouissances homosexuelles. Est-ce un effet des limites idéologiques et culturelles de l’auteur lui-même ? La question, qui a beaucoup occupé un pan des gender studies, ne nous semble pas spécialement pertinente : il ne s’agit pas, en effet, de savoir si Diderot (ou le roman) est « homophobe » ou « homophile », car sa perspective anthropologique relève d’un autre partage, conforme aux problématiques des Lumières : celui qui, se manifestant à travers la vie sexuelle, régit l’équilibre entre nature et culture. Certes, tout se passe comme si l’entrée dans le discours de la philosophie, pour une femme, ne pouvait avoir lieu qu’au prix d’une récusation préalable de son genre sexué (quand Suzanne commence à réfléchir sur des questions générales qui requièrent alors les philosophes, c’est l’auteur qui parle derrière elle). On verra toutefois plus loin que ce problème est plutôt le résultat d’une recherche de perspective énonciative universaliste caractéristique de l’appel des Lumières à l’humanité tout entière : Suzanne est alors un porte-parole.
Esthétique picturale et érotisation
Revenons au Diderot, sinon féministe, du moins curieux de la destinée sexuelle féminine. Déjà obsédé par un fantasme d’effraction dans le désir féminin au moment des Bijoux indiscrets (1748), ne reprocha-t-il pas à Thomas, auteur d’un éloge des femmes auquel l’Essai sur les femmes entend répondre, d’avoir écrit un texte « hermaphrodite », par incapacité à sentir comme elles ? Suivant Suzanne dans le secret des couvents, il s’identifie aussi à une situation de désir, et donne à voir le travail souterrain de la censure sexuelle, en particulier grâce à l’esthétique picturale du roman et à son articulation sur des procédés narratifs de rétention ou d’altération de l’information.
On s’arrêtera sur l’exemple fameux de la scène du goûter à Saint-Eutrope chez la supérieure, où l’altération relève d’une omission (Suzanne ne dit pas tout) incompatible avec la focalisation (elle voit nécessairement tout) : ici, la construction du tableau manifeste à la fois l’encadrement des pulsions vitales dans les régulations illusoires d’une harmonie factice (la scénographie se désigne alors comme code à démasquer)73 et leur débordement (elle révèle le mouvement de la pulsion sous la fausse immobilité de la scène)74. Ce moment par excellence de concorde et d’équilibre est significativement inscrit dans l’espace d’un « atelier » (p. 155). Celui du peintre dont l’œil invisible travaille la représentation ? Sans doute, car la scène est en réalité livrée au désir voyeuriste du destinataire, le marquis, par une adresse insistante de la narratrice qui en rappelle l’étiquette d’amateur d’art éclairé : ainsi se crée, à la faveur du point de vue narratif, un effet de « collection » qui rattache la scène à un fantasme libertin d’intrusion dans l’intimité des femmes, retournant le couvent en sérail que parcourt également l’œil curieux du lecteur masculin75.
Cette prééminence retrouvée de l’homme signale un changement de position de Suzanne : elle offre la scène au narrataire de l’extérieur, dans l’épisode d’élection qui renouvelle le topos libertin, fréquemment illustré par les peintres, du « choix de Pâris » (entre trois déesses, pour prix de la Beauté, Pâris choisit Vénus)76, et où l’héroïne est montrée comme regardée par les autres alors que la supérieure fait le geste qui la consacre favorite. Ce déplacement focal spectacularise Suzanne en tant qu’objet du désir, et on ne saurait s’étonner de le retrouver en maints endroits du récit, surtout lorsque les circonstances permettent d’accentuer le pouvoir esthétisant de la picturalité : par exemple, lorsqu’elle raconte que la supérieure la contemple endormie, ce qui est techniquement malaisé (comment le sait-elle et le voit-elle ?) mais permet d’activer un autre topos de la peinture, celui du sommeil surpris d’Endymion77. Il y a là un scénario récurrent de mise en vedette compensatoire qu’il convient de rapporter, par contraste, au destin familial de Suzanne : entre les trois sœurs Simonin, elle est la plus belle, mais ne peut pour autant être l’élue. Si Mme Simonin fait porter à sa fille le poids du déni de l’Éros en la retranchant du monde où serait possible sa propre autonomie sexuelle et intellectuelle, Suzanne n’aura de cesse de se placer sous le regard de mères substitutives comme un objet de désir.
Dans l’épisode du goûter, c’est son érotisation qui fait affleurer le trouble du désir sous le vernis du tableau : la supérieure « circul[e] » comme un germe contagieux (p. 157), alors que cette métaphore médicale a déjà largement innervé l’épisode de Saint-Eutrope78, exprimant indirectement la part de l’attirance amoureuse et sexuelle dans les rapports entre les religieuses : Suzanne évoque ainsi la « maladie » de la supérieure pour désigner ce qui est en réalité une manifestation physiologique parfaitement claire de sa jouissance (p. 142), et c’est aussi à la faveur d’un fantasme de contagion que se trouve manifesté l’amour oblatif de la sœur Ursule pour l’héroïne à Longchamp79. Ici, des indices spatiaux d’un déséquilibre profond sont disséminés, dans le cadre général d’une chorégraphie en apparence sans heurts : Suzanne est la seule à ne pas travailler (elle le répète d’ailleurs), et pour cause, puisque sa « place », un instant usurpée par une autre religieuse tandis qu’elle va ouvrir à la sœur Thérèse, est « au bord du lit » et entre les jambes de la supérieure (p. 157), où le relais semble décidément bien assuré : si on lit attentivement cette fin de scène, on relève en effet le trouble érotique de la supérieure – les yeux clos, signe déjà vu –, et on peut se demander dans quelle mesure il n’est pas le résultat d’une très tangible intervention de la « remplaçante » temporaire de Suzanne…
La rétention d’information narrative porte précisément sur ce moment où Suzanne s’est détournée : quand elle revient, elle constate une « distraction » chez la supérieure (p. 157), et l’on sait que le mot désigne ailleurs l’état orgasmique. Mais nous sommes dans le régime de l’allusif, de l’indirect : la narratrice se garde bien de préciser ce qu’elle est réellement en mesure de voir. Au lecteur à mettre en série les divers tableaux de la vie conventuelle et à repérer les rappels lexicaux ou thématiques qui permettent de mobiliser des interprétations « ésotériques » de phénomènes « exotériques » : c’est ainsi que la scène du goûter apparaît comme une sorte de ballet des places à prendre ou à perdre, qui trouve sa signification sexuelle essentielle dans la scène où Suzanne semble découvrir que Thérèse craint « qu’[elle] ne lui ravisse la place qu’elle occupait dans les bonnes grâces et l’intimité de la supérieure » (p. 131). La « place » évoque la position de pouvoir symbolique, que marque l’épisode du goûter, mais aussi une « intimité » qui, dans ce contexte, est de nature érotique. Le sens concret de l’emplacement physique, de la position spatiale, qui organise les équilibres du « tableau d’atelier80 », se charge d’une connotation sexuelle : la « place », c’est bien aussi la posture érotique.
La duplicité du roman
On tient là une belle illustration de la poétique de la « gaze », qui jette un voile sur la réalité licencieuse que la bienséance exige de ne pas restituer littéralement. On peut, dans La Religieuse, attribuer plusieurs fonctions à cette « gaze ». D’abord, l’écriture romanesque suit la dynamique des détours de la censure par où s’affiche une énergie vitale mais, dans le contexte claustral, déformée, déguisée comme le sont les manifestations de l’inconscient. Faussement statique81, la scène du goûter saisit des corps en mouvement, soumis à un régime souvent intensif de circulations d’affects et de somatisations : c’est là que la picturalité, comme dans les Salons, croise l’intérêt du philosophe matérialiste et bientôt physiologiste qu’est Diderot pour l’énergie des flux vitaux et les pathologies de l’Éros82. La représentation « latérale » des pulsions sexuelles qu’il est impossible d’exprimer littéralement repose sur des usages de la langue dont le statut est variable : quand la supérieure lesbienne utilise le verbe « aimer » pour évoquer devant Suzanne ses relations avec ses religieuses, il s’agit d’une « gaze » de précaution qui manifeste un usage libertin de la langue : comme chez les roués de Crébillon, « aimer » veut dire « désirer », voire consommer l’acte sexuel. Suzanne, en revanche, doit être posée comme extérieure à cet ordre du libertinage83.
Résultat : nous lisons tout de même à la fois un roman de la vertu malheureuse et un roman ironiquement tourné vers les modèles libertins. Cette duplicité procède d’exigences contradictoires : comment faire désigner une infamie par quelqu’un qui n’est pas censé savoir ce qui est bien ou mal en matière de sexe ? C’est sans doute animé par le goût du persiflage et des discours à double entente qui l’ont tant amusé en 1760 que Diderot place dans la bouche de Suzanne un langage de l’ambiguïté, colorant assez cruellement, en particulier, ses questions soi-disant naïves dans nombre de scènes dialoguées avec la supérieure : « Ah ! Chère Mère, serais-je assez heureuse pour avoir quelque chose qui vous plût et qui vous apaisât ? » (p. 134)84. Il arrive même que la question prenne la forme éventuellement agressive de l’interrogatoire : « Eh bien, que vous suis-je ? que m’êtes-vous ? » (p. 147).
Dans ces cas précis, l’énonciation manifeste la polyphonie de l’énoncé, adressée aussi bien au lecteur-spectateur (et à son double fictif, le marquis) au titre d’une complicité dans le persiflage de la pauvre supérieure. Regardez comme je la maintiens à distance, et comme elle souffre, semble dire le texte : car l’un des signes irréfragables de la misère conventuelle qui indigne si fort le philosophe éclairé, c’est la méchanceté sadique, le goût de nuire, justement saisis au cœur de la pulsion érotique. Si la doxa philosophique du roman, comme on le verra ci-après, est constituée par la promotion de la valeur de sympathie (avec son cortège terminologique positif : sensibilité, humanité, bonté, pitié, etc.), elle se trouve singulièrement parasitée par la souterraine noirceur de la haine de soi et de l’autre, sous les dehors lisses de l’onction religieuse. Quoi qu’elles proclament85, les héroïnes du roman ne peuvent réaliser dans l’investissement libidinal leur soi-disant vertu de compassion : elle se renverse en agressivité possessive.
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