Dans son célèbre commentaire du passage où Mme *** réagit avec une douloureuse emphase au récit du martyre de Suzanne, Leo Spitzer, soulignant les rapports entre perversion érotique et hypocrisie, a montré que cette réception pathétique n’était que la parodisation de la cruauté effectivement exercée à Longchamp sur Suzanne : le « blason » de la supérieure énumérant les parties du corps tourmenté laisse percevoir l’envahissement de la pitié par une jouissance suspecte, où Suzanne se retrouve soumise à des caresses publiquement compassionnelles et, secrètement, de l’ordre du viol fantasmé86.

Un mot d’ordre semble émerger de tout cela : ne pas s’y fier ! La Religieuse est travaillée dans deux directions opposées que Diderot s’efforce de rendre complémentaires. D’un côté, il cultive le pathétique sérieux nécessaire à un certain type d’adhésion du lecteur, suscitée par la qualité victimaire, si l’on peut s’exprimer ainsi, de l’héroïne ; mais de l’autre, les situations sont données comme trop claires (que dire de la précision clinique dans la description de la jouissance de la supérieure, dans la scène du clavecin ?) pour que l’ignorance de la religieuse ne semble pas suspecte, ce qui entretient chez le lecteur une activité démystificatrice. C’est pour susciter une lecture à distance des épisodes même les plus attendrissants que Diderot a projeté d’exhiber l’atelier de fabrication, à savoir la postface de La Religieuse, dont il maintient la dénomination de « Préface » en dépit de sa position, associant l’après-coup du démantèlement de l’illusion à une révélation sur l’origine du roman87.

Un roman des Lumières militantes : vie privée et « espace public »

Cette conception de l’écriture de fiction renvoie aussi à une interrogation typique des Lumières sur le travail de l’imposture et de l’usurpation dans l’ordre politique et religieux : à cet égard, la conscience critique du lecteur de romans est partie prenante d’une éducation philosophique. Dans la seconde moitié du siècle, la promotion du genre romanesque passe par cette ambition pédagogique, qui suppose de le doter de la noblesse des savoirs. La pierre du roman à l’édifice encyclopédiste, c’est la connaissance de l’homme, arrachée au domaine des moralistes et des philosophes. Représenter les passions suppose de les connaître : le romancier de l’Éloge de Richardson, nouvel avatar de l’homme des Lumières, est habité en vrai philosophe par une intelligence toute expérimentale de la complexité humaine. La « scène » romanesque manifeste la vigilance intellectuelle de celui qui dévoile le jeu caché des « passions » et autorise une identification toute morale :

J’avais parcouru dans l’intervalle de quelques heures un grand nombre de situations que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée. J’avais entendu les vrais discours des passions ; j’avais vu les ressorts de l’intérêt et de l’amour-propre jouer en cent façons diverses ; j’étais devenu spectateur d’une multitude d’incidents ; je sentais que j’avais acquis de l’expérience. […] Le monde où nous vivons est le lieu de la scène ; le fond de son drame est vrai ; ses personnages ont toute la réalité possible ; ses caractères sont pris du milieu de la société ; ses incidents sont dans les mœurs de toutes les nations policées ; les passions qu’il peint sont telles que je les éprouve en moi […] il me montre le cours général des choses qui m’environnent88.

Cette définition de l’art du roman, écrite parallèlement aux premières rédactions de La Religieuse, en fait l’adjuvant rêvé à l’entreprise philosophique : écrire du destin inique des jeunes gens condamnés au cloître, plonger pour cela dans d’obscures affaires de famille, y saisir le travail de « passions » inavouables, tel est aussi le projet de La Religieuse, qui suppose à l’évidence de s’intéresser au monde tel qu’il va, voire d’en dénoncer les abus.

Quand il adresse à Henri Meister le manuscrit de La Religieuse, Diderot le présente comme un ouvrage « rempli de tableaux pathétiques » et « à feuilleter sans cesse par les peintres », à telle enseigne que « Son pittor anch’io » y est proposé comme épigraphe idéale89. Les grandes scansions de l’intrigue, liées aux différents lieux (toujours carcéraux) que traverse Suzanne, obéissent aussi à un principe pictural de variations chromatiques, jouant en particulier sur le clair-obscur et privilégiant les scènes de nuit90. Le délire conventuel se tisse dans les plis inquiétants d’ombres fantastiques qui sont autant de tableaux à travers lesquels l’habileté du romancier construit une illusion de présence et en figure dans la diégèse la puissance de contagion. Car Suzanne elle-même, spectatrice tantôt horrifiée, tantôt méprisante des crises de folie des unes et des accès de terreur superstitieuse des autres – à Longchamp, elle rencontre une jeune religieuse qui s’évanouit de peur à l’idée d’avoir croisé l’incarnation du diable –, est à son tour la victime de cette illusion, dans l’épisode nocturne de l’église à Saint-Eutrope, où elle croit voir Satan en la personne de la supérieure à cause d’un effet trompeur de lumière. L’unité poétique du texte tient notamment à la construction de ce type d’échos, à travers des scènes à lire en miroir, parce qu’elles sont manifestement conçues en diptyque. S’organise ainsi indirectement une idéologie « philosophique », qui passe par ailleurs explicitement dans les insertions dissertatives des mémoires de l’avocat Manouri et des diatribes du père Morel, voire de Suzanne elle-même lorsqu’elle s’en prend à « l’effet de la retraite » (p. 137), adoptant un ton et un style qui, l’arrachant momentanément à sa caractérisation fictive de pure jeune fille déstabilisée par un monde semé de dangers91, font d’elle un porte-parole du philosophe des Lumières : l’obscurité conventuelle engendre des monstres, la folie des cloîtres révèle le caractère contre-nature de leurs disciplines et de leurs censures, destructives de l’ordre social92.

Roman et politique

La polyphonie du texte autorise la superposition d’une énonciation « privée » (celle du récit personnel de vie de Suzanne) à une énonciation « publique » (celle qui commande le « roman politique » de la révolte contre les vœux et de la demande juridique de liberté). Le roman s’écrit également à l’horizon d’une réception par ce qu’on commence à appeler « l’opinion publique », dont le philosophe des Lumières se propose l’éclairement : il accueille donc des formes clés du discours militant. Diderot en garde longtemps le manuscrit par-devers lui, dira-t-on : certes, mais s’il est contraint, pour les raisons évoquées plus haut, à rester discret en 1760, c’est à une série d’apostrophes d’un public rêvé qu’il se livrera dans la secrète intimité de l’écriture, où il peut aussi jouer à se multiplier. Les emprunts à la rhétorique judiciaire du mémoire ou factum d’avocat, du plaidoyer de Dom Morel ou de la diatribe de Suzanne elle-même, font affleurer des sites pluriels et mobiles de l’énonciation philosophique, que Diderot, en vertu d’une compréhensible stratégie d’esquive, mais aussi pour maintenir le libre arbitre d’un lecteur invité à y saisir de lui-même des liens, ainsi qu’entre ces discours et la situation fictionnelle, ne souhaite pas unifier. Le roman y gagne sur deux tableaux. D’une part, il évite la monologie du « roman à thèse ». D’autre part, il accroît son potentiel pathétique d’une charge politique.

Les adresses au marquis relèvent bien de l’esthétique romanesque proposée dans l’Éloge de Richardson : elles créent, autour du spectacle de soi, une complicité profonde avec celui qui regarde, constituant la lecture en expérience compassionnelle tenant lieu d’apprentissage et d’exercice93, par l’imaginaire, de la préférence pour la victime du « vice ». Analysant cette dimension du roman typique du XVIIIe siècle, Jürgen Habermas, dans un ouvrage devenu classique, suggère qu’il fait signe vers un espace de solidarités imaginaires (entre l’auteur, les personnages, les lecteurs) allant vers une possible « publicité » : tout se passe comme si les rapports interpersonnels, manifestés sur la scène privée des individus et des familles par un narrateur fortement individualisé, constituaient le paradigme des rapports sociaux dans la « sphère publique bourgeoise », telle que la promeuvent, voire l’idéalisent, les philosophes des Lumières94. Ces rapports sont fondés sur les valeurs du sentiment et de la compassion : et ce sont bien celles auxquelles se réfère Suzanne, porte-parole d’une conception affective de la famille (alors qu’on lui refuse l’amour filial) et d’un désir de justice compatissante dans l’ordre social. Sa tragédie personnelle mobilise alors des discours d’intérêt commun visant à redéfinir le lien social selon le critère « éclairé95 » d’une aptitude à la fois sentimentale et raisonnée à se vivre comme partie prenante de l’humanité tout entière. Ainsi Diderot définit-il le « philosophe » dans l’article éponyme de l’Encyclopédie :

Mais notre philosophe qui sait se partager entre la retraite et le commerce des hommes, est plein d’humanité. C’est le Chrémès de Térence qui sent qu’il est homme, et que la seule humanité intéresse à la mauvaise ou à la bonne fortune de son voisin. Homo sum, humani a me nihil alienum puto96.

Cette « humanité » du philosophe est précisément, on l’a vu plus haut, ce qui manque au monde conventuel, marqué, dans La Religieuse, par une cruauté et une violence qui, du temps de Diderot, ne sont pas seulement romanesques. Il appartient au style du mémoire juridique, pièce de procès rédigée par un avocat, d’y faire appel : ces zones discursives97, qui correspondent aux moments où Suzanne rapporte le contenu des textes rédigés pour la défendre par Manouri, mais aussi à des pauses dissertatives comme la diatribe de Morel, sont bien dirigées vers un « public » et manifestent le potentiel politique du litige privé98, en l’occurrence, une réclamation individuelle contre des vœux religieux99. Sarah Maza a souligné la « fictionnalisation » des mémoires judiciaires dans la seconde moitié du siècle : pour toucher le public, ils empruntent aux techniques pathétiques du roman, de manière à conférer au cas d’un individu une exemplarité victimaire, comme le fait Voltaire, au début des années 1760, pour l’affaire Calas ; le destin personnel et la revendication politique échangent leurs qualités, le motif de l’innocence persécutée ou du drame familial apparaissant comme figurations d’un combat contre l’oppression en général, et en faveur d’un contrat social plus juste100. Le roman et le mémoire se rencontrent naturellement sur le terrain de la lutte philosophique, pour autant que celle-ci s’identifie partiellement à l’exercice d’une morale de la sensibilité, tandis que l’art romanesque, modèle de pathétique, se veut aussi un mode d’exploration des passions qui dévoile les impostures et les désirs cachés.