J’ai une de ces frousses.
LE SOLDAT
Quand j’suis près d’vous, z’avez plus besoin d’avoir peur. Dieu merci, nous on est là, nous autres.
LA FEMME DE CHAMBRE
Mais où est-ce qu’on arrive de ce côté ? Y a plus personne. Venez, retournons ! – Fait si noir !
LE SOLDAT, tire tant sur son Virginia1 que le bout rouge se met à luire.
Fait déjà plus clair. Ha ha ! Oh, petit trésor que tu es !
LA FEMME DE CHAMBRE
Hé là, qu’est-ce que vous fabriquez là ? Si j’avais su ça !
LE SOLDAT
Allez ! Que le diable m’emporte, il y en a pas une de plus gironde que vous aujourd’hui chez Swoboda2, mam’selle Marie.
LA FEMME DE CHAMBRE
Vous les avez donc toutes tâtées ?
LE SOLDAT
C’qu’on sent en dansant. On en sent, des choses, en dansant ! Ha !
LA FEMME DE CHAMBRE
Mais avec la blonde à la figure de travers, vous avez quand même dansé plus qu’avec moi.
LE SOLDAT
C’est une vieille connaissance d’un ami que j’ai.
LA FEMME DE CHAMBRE
Du caporal à la moustache en croc ?
LE SOLDAT
Mais non, le civil, savez, qu’était assis à une table avec moi, celui qui parle si rauque.
LA FEMME DE CHAMBRE
Ah oui, je sais. Il a un culot, celui-là.
LE SOLDAT
Il vous a fait quelque chose ? J’vais lui montrer, moi ! Il vous a fait quoi ?
LA FEMME DE CHAMBRE
Oh rien – j’ai juste vu comment il était avec les autres.
LE SOLDAT
Dites, mam’selle Marie…
LA FEMME DE CHAMBRE
Vous allez m’brûler avec vot’cigare.
LE SOLDAT
Pardon, mam’selle Marie. On s’dit « tu », hein ?
LA FEMME DE CHAMBRE
On n’est pas encore de si bonnes connaissances.
LE SOLDAT
Il y en a plein qui ne se supportent pas et qui se disent « tu » quand même.
LA FEMME DE CHAMBRE
La prochaine fois, quand nous… Mais, monsieur Franz –
LE SOLDAT
Vous avez r’tenu mon nom ?
LA FEMME DE CHAMBRE
Mais, monsieur Franz…
LE SOLDAT
Dites « Franz », mam’selle Marie.
LA FEMME DE CHAMBRE
Soyez donc pas si coquin – mais enfin, si quelqu’un rappliquait !
LE SOLDAT
Même s’il y avait quelqu’un, on n’y voit rien à deux pas.
LA FEMME DE CHAMBRE
Mais pour l’amour de Dieu, où va-t-on par là ?
LE SOLDAT
Regardez, en v’là deux juste comme nous –
LA FEMME DE CHAMBRE
Où ça ? J’y vois pas goutte.
LE SOLDAT
Là… devant nous.
LA FEMME DE CHAMBRE
Pourquoi vous dites « deux comme nous » ? –
LE SOLDAT
Bon, j’veux dire qu’ils s’aiment bien, eux aussi.
LA FEMME DE CHAMBRE
Eh, faites un peu attention, qu’est-ce qu’il y a là, j’ai failli tomber à l’instant.
LE SOLDAT
Bah, c’est la grille de la pelouse.
LA FEMME DE CHAMBRE
Ne me poussez pas comme ça, j’tombe à la renverse.
LE SOLDAT
Chut, pas si fort.
LA FEMME DE CHAMBRE
Dites, maintenant, j’vais crier pour de vrai. Mais qu’est-ce que vous faites… mais –
LE SOLDAT
Y a pas une âme à la ronde en ce moment.
LA FEMME DE CHAMBRE
Alors retournons là où il y a du monde.
LE SOLDAT
On n’a pas besoin de monde, dites, Marie, pour ça… on a besoin de… ha, ha.
LA FEMME DE CHAMBRE
Mais monsieur Franz, j’vous en prie, pour l’amour de Dieu, voyez un peu, si j’avais su ça… oh… oh… viens !…
LE SOLDAT, aux anges.
Dieu de Dieu encore une fois… ah…
LA FEMME DE CHAMBRE
… J’peux même pas voir ton visage.
LE SOLDAT
Bah, le visage…
LE SOLDAT
Dites, mam’selle Marie, vous n’pouvez pas rester couchée, comme ça, dans l’herbe.
LA FEMME DE CHAMBRE
Allez, Franz, aide-moi1.
LE SOLDAT
Ben, dépêche-toi.
LA FEMME DE CHAMBRE
Oh mon Dieu, Franz.
LE SOLDAT
Eh bien, qu’y a-t-il avec Franz ?
LA FEMME DE CHAMBRE
Mauvais que tu es, Franz.
LE SOLDAT
Oui, oui. Va, attends juste un peu.
LA FEMME DE CHAMBRE
Pourquoi tu m’lâches, hein ?
LE SOLDAT
Enfin, j’ai l’droit de m’allumer mon Virginia.
LA FEMME DE CHAMBRE
Qu’est-ce qu’il fait noir !
LE SOLDAT
Demain matin, il fera de nouveau jour.
LA FEMME DE CHAMBRE
Dis au moins, tu m’aimes bien ?
LE SOLDAT
Ben, tu dois l’avoir senti, mam’selle Marie, ah !
LA FEMME DE CHAMBRE
Où allons-nous donc ?
LE SOLDAT
Ben, on retourne.
LA FEMME DE CHAMBRE
Allons j’t’en prie, pas si vite.
LE SOLDAT
Alors, quoi donc ? Marcher dans le noir, ça m’va pas.
LA FEMME DE CHAMBRE
Dis, Franz, tu m’aimes bien ?
LE SOLDAT
Mais je viens juste de te l’dire, que j’t’aime bien !
LA FEMME DE CHAMBRE
Allez, tu veux pas me donner un bécot ?
LE SOLDAT, avec condescendance.
Là… Écoute – maintenant on peut déjà entendre la musique.
LA FEMME DE CHAMBRE
Finalement, tu veux quand même retourner danser ?
LE SOLDAT
Évidemment, et alors ?
LA FEMME DE CHAMBRE
Tu vois, Franz, je dois rentrer. De toute façon, ils vont rouspéter, ma patronne est une espèce de… elle préférerait qu’on ne sorte pas du tout.
LE SOLDAT
Bon, ben rentre.
LA FEMME DE CHAMBRE
C’est que j’ai pensé, monsieur Franz, que vous alliez me raccompagner chez moi.
LE SOLDAT
Raccompagner ? Ah !
LA FEMME DE CHAMBRE
Allez, c’est si triste de faire le chemin toute seule.
LE SOLDAT
Où habitez-vous donc ?
LA FEMME DE CHAMBRE
C’est pas si loin, rue de la Porcelaine.
LE SOLDAT
Ah ? Oui, nous avons le même chemin… mais maintenant, ça m’fait trop tôt… maintenant, on danse encore, aujourd’hui, il me reste du temps… j’ai pas besoin d’être à la caserne avant minuit. J’retourne danser.
LA FEMME DE CHAMBRE
Pour sûr, je sais bien, c’est le tour de la blonde à la figure de traviole !
LE SOLDAT
Ah ! Sa figure n’est pas tellement de traviole.
LA FEMME DE CHAMBRE
Ô Dieu, que les hommes sont mauvais. Vous devez sûrement faire le coup avec chacune.
LE SOLDAT
Ça en ferait bien trop ! –
LA FEMME DE CHAMBRE
Franz, s’il vous plaît, plus aujourd’hui – aujourd’hui, vous restez avec moi, voyons –
LE SOLDAT
Oui, oui, ça va comme ça. J’ai quand même encore le droit de danser.
LA FEMME DE CHAMBRE
Aujourd’hui, moi, je danse plus avec personne !
LE SOLDAT
Le voilà…
LA FEMME DE CHAMBRE
Qui donc ?
LE SOLDAT
Le Swoboda. C’qu’on est vite revenus. On joue encore ce… taratata taratata (il chante)… Alors si tu veux m’attendre, j’te ramène… sinon… adieu –
LA FEMME DE CHAMBRE
Oui, j’vais attendre.
Ils entrent dans la salle de bal.
LE SOLDAT
Savez, mam’selle Marie, faites-vous servir une bière. (Se tournant vers une blonde, qui passe juste en dansant avec un gars, dans un haut allemand très châtié1.) Mademoiselle, vous permettez ? –
III
LA FEMME DE CHAMBRE
ET LE JEUNE MONSIEUR
Une chaude après-midi d’été. Les parents sont déjà partis pour la campagne. La cuisinière est de sortie. La femme de chambre écrit dans la cuisine une lettre à son amant, qui est soldat. On sonne depuis la pièce du jeune monsieur. Elle se lève et va dans la pièce du jeune monsieur.
Le jeune monsieur est allongé sur le divan, fume et lit un roman français.
LA FEMME DE CHAMBRE
S’il vous plaît, Monsieur ?
LE JEUNE MONSIEUR
Ah oui, Marie, ah oui, j’ai sonné, oui… Qu’est-ce que je… ah oui, baissez les stores, Marie… Il fait plus frais, quand les stores sont baissés… Oui…
La femme de chambre va à la fenêtre et baisse les stores.
LE JEUNE MONSIEUR, continue à lire.
Qu’est-ce que vous faites, Marie ? Ah oui. Mais maintenant, on ne voit plus rien pour lire.
LA FEMME DE CHAMBRE
C’est que Monsieur est toujours à travailler.
LE JEUNE MONSIEUR, fait noblement mine de ne pas entendre.
Comme ça, c’est bien.
Marie sort.
Le jeune monsieur essaie de continuer ; laisse bientôt tomber le livre, sonne de nouveau.
La femme de chambre apparaît.
LE JEUNE MONSIEUR
Dites, Marie… oui, ce que je voulais dire… oui… il y a peut-être un cognac à la maison ?
LA FEMME DE CHAMBRE
Oui, il doit être sous clef.
LE JEUNE MONSIEUR
Eh bien, qui a les clefs ?
LA FEMME DE CHAMBRE
C’est Lini qui les a.
LE JEUNE MONSIEUR
Qui est Lini ?
LA FEMME DE CHAMBRE
La cuisinière, Monsieur Alfred.
LE JEUNE MONSIEUR
Alors, allez donc les demander à Lini.
LA FEMME DE CHAMBRE
C’est que Lini est de sortie, aujourd’hui.
LE JEUNE MONSIEUR
Ah…
LA FEMME DE CHAMBRE
Dois-je peut-être voir… au café pour Monsieur…
LE JEUNE MONSIEUR
Ah et puis non… il fait assez chaud comme ça. Je n’ai pas besoin de cognac. Savez-vous, Marie, apportez-moi un verre d’eau. Psitt, Marie – mais laissez couler, qu’elle soit bien fraîche –
La femme de chambre sort.
Le jeune monsieur la suit du regard ; à la porte, la femme de chambre se retourne vers lui ; le jeune monsieur regarde en l’air.
La femme de chambre ouvre le robinet, laisse couler l’eau. Pendant ce temps, elle va dans sa petite chambre, se lave les mains, réajuste ses boucles devant la glace. Ensuite elle apporte le verre d’eau au jeune monsieur. Elle fait un pas vers le divan.
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