– Moi, je suis de l’avis de l’Ottoman, parce que c’est très clair. Si nous laissons nos os ici, ils y resteront ; si nous ne les laissons pas, ils n’y resteront pas… Quant à faire baigner le commandant sans le prévenir, c’est une farce dont je ne me mêle pas ; et je ne t’engage pas même, mon matelot, à dire ça tout haut, parce que je suis sûr qu’il y a des garcettes à bord, et que je te soupçonne d’avoir de la peau sur les reins. Mais j’entends le sifflet du vieux La Joie. Tiens, qu’y a-t-il donc ? Tout le monde sur le pont… Nous allons peut-être appareiller. À tantôt, vieux. Merci de la bonne aventure.
Et il laissa Buyk combiner de nouveau les renseignements qu’il venait d’avoir.
Et en effet on entendit à bord le bruit confus et agité qui remplit le navire, alors que tout l’équipage se hâte de monter sur le pont pour une manœuvre importante.
CHAPITRE XXVI.
L’APPAREILLAGE.
Perfice gressus meos semitis tuis.
Psaume 16.
Ainsi que le lieutenant l’avait prévu, à la suite du typhon, la brise souffla du nord-ouest. Tous les préparatifs du départ et de l’appareillage furent faits ; et quand Bouquin parut sur le pont, l’équipage de la Salamandre y était rangé ; les gabiers dans les hunes ; l’enseigne Merval, Paul, veillaient au cabestan, et l’on n’attendait plus que le lieutenant et le commandant. Le vieux Garnier, le commissaire et les deux enseignes étaient fort occupés du nouvel arrivant, de M. de Szaffye.
– L’avez-vous vu, vous, docteur ? demanda le commissaire.
– Oui, ce matin, un instant.
– Quel homme est-ce ?
– Un grand, dit le nouvel officier – un vieux enseigne appelé Bidaud, – un grand, l’air assez fier ; et puis… un regard… un drôle de regard.
– Les yeux gris, comme Bonaparte, ajouta le docteur : c’est fort beau.
– C’est fort laid, interrompit Merval, qui vint prendre part à la conversation. – Je l’ai vu aussi moi, une minute, à la fenêtre de la galerie. Il a une tournure très distinguée, une main de femme… Mais je n’aime pas sa figure ; il a l’air fat et impertinent.
– Non, répéta le docteur : il a plutôt l’air ennuyé.
– Et on pourrait dire un peu dur, un peu méchant, dit Bidaud. Et pourtant, quelquefois, on le croirait très bon enfant. Il n’est pas causeur, par exemple ; et puis quand il parle… je ne sais pas, mais on dirait toujours qu’il se moque de vous.
– Allons donc ! fit Garnier.
– C’est comme ça. Je l’ai amené de Toulon ici, docteur. Eh bien ! il me disait noir, je répondais noir, parce que ça me semblait noir ; et puis il me disait blanc, et ça me paraissait encore blanc… quoique le noir m’eût paru noir… et que le blanc…
– Ah ! bien ! dit le docteur en l’interrompant, monsieur Bidaud, je ne sais pas si c’est à cause du noir, mais ce que vous dites là est diablement obscur. – Avec son blanc et son noir, on dirait qu’il est gris, l’ancien. – Est-ce que vous comprenez, vous, Merval ?
– Moi, pas du tout.
– C’est donc une charade, monsieur Bidaud ? Alors le mot ! le mot ! cria le docteur.
Heureusement pour le pauvre M. Bidaud, le commandant et Pierre parurent sur le pont. Le commandant, agrafé, serré dans son uniforme, pâle, abattu, l’œil éteint, dans un état à faire pitié ; puis le lieutenant qui lui dit, après l’avoir salué militairement :
– Commandant, je vais exécuter vos ordres.
Et Pierre se rendit à l’avant de la corvette, ordonna de virer un cabestan pour mettre la Salamandre à pic sur ses câbles, laissant le marquis seul à seul avec son porte-voix qu’il retournait dans tous les sens.
Il semblait au malheureux commandant que les yeux de l’équipage étaient fixés sur lui ; ses cheveux se dressaient, il avait des bourdonnements dans les oreilles, et il envoyait mentalement Élisabeth à toutes les légions de diables qui peuplent l’enfer.
La voix du lieutenant se fit entendre.
Voix cent fois plus horrible aux oreilles du marquis que toutes les trompettes du jugement dernier.
– Commandant, nous sommes tout-à-fait à pic ! cria Pierre.
Le marquis eût voulu s’abîmer dans la mer ; le misérable ne se rappelait plus un mot de la leçon que Pierre lui avait donnée et répétée vingt fois pendant la nuit.
– Commandant, répéta Pierre, nous sommes à pic ! – Ah ! vraiment ! Eh bien !…
– Eh bien ! commandant ? demanda M. Bidaud.
– Eh bien !… Et le malheureux Longetour tordait son porte-voix ; il était en nage. Il voyait tout tournoyer autour de lui. Enfin il répondit avec effort :
– Eh bien ! allons-nous-en.
– Plait-il, commandant ? dit l’autre.
– Oui, partons ! partons !
Pierre n’y concevait rien, et cria encore.
– Mais nous sommes à pic, commandant. Est-ce que nous ne dérapons pas ?
Cette interrogation fut un trait de lumière pour le commandant, qui se prit à crier de toutes ses forces :
– Dérapez ! certainement si, dérapez tout de suite !
– Le malheureux ne se souvient de rien, se dit Pierre ; il faut en avoir pitié. Et, s’approchant du commandant, il lui dit tout bas :
– Vous n’avez pas même de la mémoire ; c’est une honte ! Remettez-moi votre porte-voix, vite !… La corvette abat à contre.
– Mais, mon ami, je sais…
– Commandant ! commandant ! nous abattons sur bâbord ! cria Merval avec une sorte d’effroi.
– Votre porte-voix, monsieur ! dit encore Pierre à voix basse.
– Mais pensez donc… aux yeux de l’équipage… Tenez… voilà que je me rappelle… Attendez donc… – Larguez !…
– Mais nous culons vers la côte, commandant, crient Merval et Paul.
– Vous m’y forcez, dit Pierre d’une voix étouffée ; je me perds pour vous !
Et Pierre, ne se possédant plus, repoussa le marquis, s’élança sur le banc de quart, et cria :
– Range à larguer, border et hisser les huniers et le perroquet de fougue ! Et toi, timonier, toute la barre à tribord !
À cette voix bien connue, à ce commandement bref, accentué, l’équipage agit avec un ensemble inconcevable, comme s’il eût été mu par un seul et même ressort.
La corvette ne courait plus aucun danger, et commençait à revenir sur tribord. Pour aider son mouvement et rendre l’appareillage complet, il eût fallu faire border le grand et le petit foc. Pierre le savait mieux que personne : pourtant il ne commanda pas cette manœuvre, descendit du banc de quart et dit tout bas au commandant :
– La manœuvre est mauvaise, monsieur ; mais le navire ne court aucun danger. Ordonnez de border le grand foc et l’artimon, de brasser bâbord derrière, en me faisant observer tout haut que j’ai oublié ce point important.
Le marquis, enchanté de prendre la revanche de son humiliation, emboucha son porte-voix, et cria ce commandement à peu près à la lettre. Il y eut bien quelques mots techniques d’écorchés ; mais l’équipage, habitué à leur ensemble, comprit parfaitement et exécuta la manœuvre en se disant pour la première fois :
– C’était bien la peine que le lieutenant interrompit le commandant pour oublier ça ! À quoi pense-t-il donc ? C’est ce vieux gueux-là qui n’oublie rien. Oh ! il entend la machine. Mais le lieutenant a tout de même eu tort d’interrompre le commandant ; et il lui en cuira, c’est sûr.
La brise gonflant les larges voiles de la Salamandre, elle céda à leur impulsion, et eut bientôt doublé la pointe du golfe de Grimaud.
Une fois la corvette en route, le commandant, sur un signe de Pierre, descendit dans sa chambre, et fut bientôt rejoint par son lieutenant.
– En vérité, monsieur ! lui dit Pierre, il est inouï que vous ayez aussi peu de mémoire.
– C’est qu’aussi, lieutenant, c’est difficile en diable ! Mais, grâce à vous, je m’en suis assez joliment tiré. Recevez mes remercîments !
– Il s’agit bien de remercîments, monsieur ! il faut au contraire me punir. Car, à cause de vous, pour la première fois de ma vie j’ai manqué à la discipline, en commandant à votre place sans que vous m’en eussiez donné l’ordre formel aux yeux de l’équipage.
– Mais c’était pour le bien du service, mon ami.
– Mais, monsieur, c’est d’un exemple effroyable. Comprenez donc bien qu’un équipage se verrait sur des brisants, à deux doigts de sa perte, convaincu de périr, que pas un homme, pas un officier n’a le droit de changer un mot aux ordres du commandant.
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